Micrologies

Don Quichotte romancier


Il s’avère très vite, à la lecture du Don Quichotte, que le héros entend peut-être vivre des aventures dignes de celles de ses romans, mais aussi et surtout les dire, les parler. Il ne cherche pas tant à devenir un chevalier errant qu’un personnage de roman de chevalerie, dont l’existence en tant que tel doit être langagière, à tout le moins oralisée avant que d’être, dans l’idéal, écrite. Cette postulation est d’ailleurs déjà inscrite dans les romans de chevalerie. Par exemple, dans les romans arthuriens, l’enchanteur Merlin est censé conter régulièrement à un clerc, Blaise, les aventures récemment survenues au roi Arthur et à ses chevaliers ; Blaise les met par écrit : il est une figure intradiégétique de l’auteur du roman.

De même, dès le chapitre 2 de la première partie, Don Quichotte semble appeler de ses vœux un scribe qui mettra par écrit ses aventures. Faute d’avoir encore trouvé ce scripteur, Don Quichotte compose lui-même le début de ce récit au moment de son départ, donnant ainsi à sa parole une sorte de valeur « performative », mais inversée : ce n’est pas la parole qui se fait acte, mais l’acte qui se transforme instantanément en parole :

Or donc, tandis qu’il allait cheminant, notre aventurier tout flambant se parlait à lui-même et disait : « Qui peut douter que, dans les temps à venir, lorsque se publiera la véridique histoire de mes fameux exploits, le sage qui l’écrira, quand il viendra à conter cette première sortie matinale, ne s’exprime de la sorte : "À peine le blond Apollon avait-il étendu, sur la face de notre vaste et spacieuse terre etc. " » Trad. J. Canavaggio.

L’emboîtement des instances énonciatives marque bien le passage du discours ironique du narrateur, à la parole de Don Quichotte, puis à la narration ampoulée et parodique du roman à venir. Le parcours de Don Quichotte ne va pas du monde fictif au monde réel, mais du roman lu au roman à écrire, à travers l’épreuve problématique mais nécessaire du réel : ce passage inaccompli est proprement l’objet du roman que nous lisons.

De fait, la première sortie de Don Quichotte tourne court. C’est peut-être un échec chevaleresque, mais c’est aussi un échec énonciatif : personne pour mettre en mots la geste du héros, personne, à plus forte raison, pour la mettre par écrit. En s’adjoignant Sancho comme écuyer pour sa deuxième sortie, Don Quichotte ne se munit certes pas d’un scribe, mais au moins d’un destinataire (naïf et patient) pour son discours de « romancier ». Le rôle principal de Sancho est d’écouter et donc d’éviter, pour le lecteur mais aussi pour le héros, les désavantages du soliloque : il permet une « prépublication » orale du roman que Don Quichotte se charge de composer au fur et à mesure. On comprend pourquoi Don Quichotte ne peut être désabusé ni tiré de ses illusions : elles lui sont nécessaires pour constituer sa geste. On comprend aussi qu’il soit aussi prolixe et qu’il multiplie les longs discours.

Aussi, dans la Seconde Partie, rien ne semble plus naturel à Don Quichotte que de savoir son histoire imprimée et publiée partout : c'est la destinée naturelle des chevaliers errants que de devenir personnages de roman. D'ailleurs, il n'éprouve jamais la curiosité de feuilleter le livre de ses aventures, tout occupé qu'il est à « écrire » la suite de ses exploits. C'est ce qu'il explique au chapitre XVI à don Diego de Miranda :

C'est ainsi que par mes valeureuses, autant que multiples et chrétiennes prouesses, j'ai aujourd'hui l'honneur d'être imprimé dans presque toutes ou la plupart des nations du monde. On a imprimé trente mille volumes de mon histoire et, à ce train-là, si le Ciel n'y remédie, il y a tout lieu de croire qu'on l'imprimera trente milliers de fois.

Le roman est mutiforme et le personnage ne l'est pas moins. Dans le labyrinthe narratif qu'organise Cervantès, le fil du Don Quichotte romancier de lui-même vient embrouiller la trame du Don Quichotte lecteur, tant le texte déborde toujours tout ce qu'on peut dire de lui.



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