Micrologies

Libertalia


Le romancier anglais Daniel Defoe est à l’origine d’une très curieuse utopie littéraire, s’il est bien l’auteur (mais la chose est contestée) d’une Histoire générale des plus fameux pirates parue en Grande-Bretagne en 1724 (1). Ce livre est attribué fictivement à un certain capitaine Charles Johnson, qui est peut-être un hétéronyme de Defoe. Ce personnage prétend avoir découvert à La Rochelle un manuscrit contenant l’histoire du capitaine pirate Misson, huguenot français, et de ses acolytes, le capitaine Tew et le prêtre défroqué Carraccioli.

Ces trois hommes, après avoir écumé les mers à la tête d’une bande de pirates, auraient fondé dans le nord de Madagascar, peut-être dans la baie de Diego-Suarez, une colonie appelée « Libertalia ». Ils y auraient établi une société fondée sur une sorte de contrat social, avec une forme d’égalité rejetant notamment l’esclavage. Cet établissement aurait duré quelques années avant d’être ruiné par les attaques des Malgaches. On doute encore aujourd’hui de son historicité, dont aucune preuve archéologique n’a pu être retrouvée. C’est bien en tant qu’utopie que ce récit est le plus intéressant, dans la mesure où il envisage dans le temps contemporain la fondation d’une communauté régie par le droit naturel, avec une autorité politique fondée sur l’élection, une répartition équitable du butin :

Carracioli objecta […] qu’il n’étaient pas des pirates, mais des hommes décidés affirmer la liberté reçue de Dieu et de la Nature sans se soumettre à quiconque, sinon pour le bien commun. En vérité, seuls devaient être obéis les gouverneurs qui connaissaient et respectaient les devoirs de leur charge, ceux qui se révélaient les gardiens vigilants des droits et des libertés du peuple ; ceux qui, en veillant à ce que la justice fût également rendue, servaient de rempart contre les riches et les puissants dont le seul souci était d’opprimer les faibles ; ceux qui ne souffraient pas qu’un tel devînt immensément riche du fait de ses malversations ou de celles de ses ancêtres, ni que tel autre sombrât dans une misère noire et se trouvât par conséquent à la merci de bandits, créditeurs impitoyables ou autres malheurs. Les yeux du gouverneur impartial n’établissaient de différence entre les hommes que fondée sur le mérite.

Assimilation quasi spinoziste de Dieu et de la Nature, affirmation de la liberté, légitimité rapportée au peuple, dénonciation des inégalités sociales, fondées sur l’oppression : le discours de l’utopie pirate est radical. Selon J.-Ph. Renouard, (2), le fondement historique de ce « radicalisme pirate », dont le livre de Defoe offre d’autres exemples, est à chercher dans la Révolution anglaise du XVIIe siècle ; il prône la tolérance religieuse, et des idéaux démocratiques. Quant à sa reprise par Defoe, est-ce dans la fiction un simple écho de ces microsociétés historiquement attestées ou bien le moyen de décrire « une société basée sur l’individualisme bourgeois, un capitalisme à visage humain, une communauté égalitaire et tolérante » ? Toujours est-il, nous apprend Renouard (3), que les deux chapitres sur Libertalia, jugés trop audacieux, ont été retirés de bien des rééditions.

En tout cas, ce texte s’inscrit dans une vogue du récit de piraterie dont on trouve la trace en France dans un roman de Lesage, Les Aventures de Beauchesne (1732) (4), qui relève de la même fascination.

1. Ce texte a été réédité en français sous le titre Libertalia, une utopie pirate par les éditions du même nom (Paris, 2012), avec une postface instructive de l’historien Marcus Rediker.
2. « Révolutions océanes, pirates : politiques, religion et liberté sexuelle » Vacarmes, 24, été 2003, p. 17-21.
3. Renouard, ibid.
4. Rééd. Éditions Phébus, Paris, 1991, sous le titre Capitaine de flibustiers.



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