Dans la production d’Alain-René Lesage (1668-1747), entre les chefs-d’œuvre dramatiques (Turcaret) et les grands romans « picaresques » que sont le Gil Blas et Le Diable boîteux, on aurait tort de méconnaître un curieux roman d’aventures, Les Aventures de Beauchesne, capitaine de flibustiers (1), d’une grande modernité d’écriture et qui contient dans ses deux premiers livres ce qui est à notre connaissance le premier roman de pirates de la littérature française, avec abordages, pillages et aventures maritimes (mais L’Histoire des plus fameux pirates de Defoe lui est antérieure d’une dizaine d’années). Le mode de narration est celui du roman picaresque : pas de développement continu d’une intrigue construite, mais des épisodes décousus, des aventures longuement développées ou au contraire tournant court, dans un désordre qui cherche à mimer le réel. L’impression de vécu est, de ce fait, puissante, d’autant que les combats navals sont racontés d’une façon aussi brutale que plausible. La seule invraisemblance manifeste est la survie (nécessaire) du héros-narrateur, alors même que le texte énonce cette règle qu’aucun flibustier n’a jamais survécu à trois campagnes de course.
Cette violence de la piraterie donne une idée du motif essentiel du roman : celui de la cruauté, ou plutôt de la sauvagerie, dans tous les sens du terme. Prenant à rebours toutes les valeurs affirmées des Lumières, Lesage présente un héros naturellement cruel : « Dès mes premières années, je me montrais si rebelle et si mutin qu’il n’y avait sujet de doute que je fisse jamais le moindre honneur à ma famille. J’étais emporté, violent, toujours prêt à frapper et à payer avec usure les coups que je recevais (2). » C’est au point que, né au Canada, l’enfant saisit l’occasion d’une attaque d’Iroquois pour abandonner sa famille et devenir l’otage consentant des féroces indigènes, par qui il sera élevé. « Il m’a fallu plusieurs années, je ne dis pas pour vaincre, mais seulement pour adoucir un peu cette férocité que j’avais contractée avec ces hommes si différents des autres, et dont le genre de vie ne flattait que trop mes inclinations (3). » p; 25 L’avenir de Beauchesne est tout tracé : pillard et chef de bande avec les Indiens, puis flibustier redouté pour sa férocité. Rousseau est ainsi contredit avant même d’avoir écrit : pas de « bon sauvage » ici, pas de cœur naturellement bon. Mais, avec un pessimisme radical, Lesage montre aussi la violence au cœur du monde social : capturé par les Anglais, Beauchesne subit, avec ses compagnons, les pires sévices dans une geôle d’Irlande.
Autre figure de l’« ensauvagement », Marguerite Duclos, héroïne secondaire du roman. Cette jeune femme maltraitée par les siens et embarquée de force pour le Canada choisit de s’établir dans un canton reculé du pays, gagne la confiance des Hurons, apprend leur langage et leurs mœurs et finit par créer chez eux une sorte de petit État prospère.
Est-ce à dire que le bonheur est dans les bois ? On peut en douter quand on voit l’image féroce qui a été donnée des Iroquois, ou à l’inverse celle des Africains dans un autre passage du roman : elle n’a d’excuse que l’anthropologie uniformément pessimiste du texte. On est en effet dans Tintin au Congo : à l’arrivée des Européens dans leur village, les habitants sortent à leur rencontre, munis d’arcs et de flèches, les jeunes gens « courant devant les autres comme les enfants perdus d’une armée, puis se retirant au moindre mouvement des Européens, « ainsi qu’une bande d’étourneaux qui voient venir à eux des chasseurs (4) »p; 271. Un peu rassurés, les indigènes accueillent les étrangers, non sans frayeurs renouvelées : « ma massue me glissa des mains par hasard, je me baissai avec vivacité pour la ramasser, et ce mouvement que je fis leur causa tant d’épouvante qu’ils s’enfuirent presque tous (5). »
Mais voilà qu’ils tombent enfin sur un sauvage éduqué en France, baptisé à Saint-Sulpice, filleul de la duchesse de Berri, et qui « savait son Paris parfaitement ». Les voilà rassurés. Est-ce à dire cette fois que la civilisation européenne a le dessus ? Les mésaventures vécues par Mlle Duclos dans une famille injuste et sans cœur nous ont déjà prouvé le contraire. Ainsi va ce roman inégal, inachevé et décousu, mais qui, dans ses meilleures parties, recèle une force brute inattendue en son temps.