Micrologies

Don Quichotte : droit du mariage


Roger Chartier a bien mis en lumière un aspect fondamental du génie de Cervantès : sa capacité à tirer un parti romanesque des tensions et des contradictions de la société de son temps (1). C’est à propos de l’histoire de Cardenio, l’une des nouvelles insérées dans la première partie du Don Quichotte. Nouvelle doublement insérée d’ailleurs, puisqu’elle est liée étroitement au récit principal et que Don Quichotte en est un témoin essentiel.

Don Fernando séduit Dorotea en lui promettant le mariage, puis il l’abandonne pour épouser officiellement Luscinda, en l’absence de Cardenio, à qui celle-ci s’était promise avant d’être contrainte par son père à cette union qui la désespère. Cardenio survient à la fin du rite, trop tard pour empêcher le mariage ; désespéré, il est pris d’un accès de folie et s’isole dans la Sierra Morena (c’est là qu’il croisera Don Quichotte). Tout l’épisode, selon R. Chartier, repose sur la tension entre deux conceptions du mariage : l’une plus ancienne, antérieure au concile de Trente, qui est fondée sur le consentement mutuel des époux et l’échange des paroles données ; l’autre, qui se met en place avec la Contre-Réforme, implique un rituel religieux, l’échange des anneaux devant témoins, la présence d’un prêtre. Selon la première conception, Dorotea se pense mariée à Fernando et Luscinda à Cardenio. Dorotea continue donc d’espérer l’annulation du second mariage, ritualisé, entre Fernando et Luscinda, d’autant qu’il n’a pas été consommé.

La restauration des premières unions, fondées sur l’échange de promesses, sans cérémonie, sans présence ecclésiastique, sans accord des pères, suppose, dans l’histoire de Cervantès, que soit reconnu le primat de la parole donnée sur le rituel religieux et que soit annulé le mariage célébré mais non consommé entre Fernando et Luscinda (2).

La conclusion de l’histoire voit le repentir de Fernando qui revient à Dorotea, sans que l’on explique pour autant comment l’histoire de son double mariage va se résoudre. Entre-temps, cette tension aura constitué le cœur dramatique de la nouvelle.

R. Chartier note que dans l’adaptation théâtrale de ce texte par Guillén de Castro, composée dans les années qui suivent la publication de Don Quichotte, la difficulté est contournée par le dramaturge : les unions validées par l’Église sont remplacées par de simples promesses de mariage. On peut ajouter que dans le Persilès, l’ultime roman de Cervantès, qui est censé se passer quelques décennies plus tôt, vers le milieu du XVIe siècle, la « main de mariage », c’est-à-dire l’échange de consentements entre les amants, suffit à sceller les unions : on est (fictivement) avant le concile de Trente, mais aussi dans un roman héroïque et sentimental à l’antique, inspiré d’Héliodore, dont l’ancrage socio-historique est beaucoup moins marqué que dans le Don Quichotte.

1. R. Chartier, Cardenio entre Cervantès et Shakespeare, Paris, 2011, voir p. 70-73.
2. Op. cit., p.72.



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