Micrologies

Sierra Morena


Comme la forêt d’Ardenne (depuis la Chanson des quatre fils Aymon jusqu’à Shakespeare, en passant par Boiardo et l’Arioste), la Sierra Morena est un lieu éminemment littéraire, qui traverse l’imaginaire des auteurs européens. Ces montagnes désertes sont propices à toutes les rencontres, à toutes les aventures. La faute en est à Cervantès, bien sûr, qui en fait le lieu du désespoir amoureux. C’est là que Don Quichotte, dans la première partie du roman, se réfugie pour échapper à la police de la Santa Hermandad ; c’est là que Sancho se fait voler son âne ; c’est là que son maître rencontre le jeune Cardenio, devenu fou par désespoir d’amour ; c’est là qu’il imite les folies romanesques de Roland le Furieux ou d’Amadis de Gaule. C’est aussi le lieu des coïncidences narratives, puisque ce désert fonctionne comme un carrefour où l’on croise (outre Cardenio) le brigand Ginés de Pasamonte, la belle Dorotea, trahie par le même homme que Cardenio, le barbier et le curé du village de Don Quichotte, partis en quête du chevalier errant. La Sierra Morena est un lieu vide, donc disponible pour la rencontre picaresque, pour les aventures les plus surprenantes et pour le défoulement des passions, répercutées par les échos de la montagne.

De cette célébrité littéraire, on trouve un témoignage dans l’Histoire de ma vie de Casanova. Aventurier et chevalier d’industrie, celui-ci se trouve en 1768 à Madrid, où il est mêlé passagèrement à un projet de colonisation de la Sierra Morena conduit par l’homme politique espagnol Pablo de Olivade. Quand il veut situer ce massif montagneux, il en parle avant tout comme d’un lieu de roman, faisant référence à Cervantès, évoquant « las sieras de Morena, nom célèbre en Europe, et bien connu de ceux qui ont lu le chef-d’œuvre de Cervantes, le superbe roman qui fait l’histoire de Don Quixote » (1). Quelques années auparavant, c’est Beaumarchais qui se sera trouvé mêlé lui aussi aux aventureux projets de la Sierra Morena.

Les tribulations du Candide de Voltaire (1759) l’amènent aussi à traverser la Sierra Morena :

Candide, Cunégonde, et la vieille, étaient déjà dans la petite ville d’Avacéna, au milieu des montagnes de la Sierra-Morena ; et ils parlaient ainsi dans un cabaret. […] « Qui a donc pu me voler mes pistoles et mes diamants ? disait en pleurant Cunégonde ; de quoi vivrons-nous ? comment ferons-nous ? où trouver des inquisiteurs et des juifs qui m’en donnent d’autres ? — Hélas ! dit la vieille, je soupçonne fort un révérend père cordelier qui coucha hier dans la même auberge que nous à Badajos ; Dieu me garde de faire un jugement téméraire ! mais il entra deux fois dans notre chambre, et il partit longtemps avant nous. — Hélas ! dit Candide, le bon Pangloss m’avait souvent prouvé que les biens de la terre sont communs à tous les hommes, que chacun y a un droit égal. Ce cordelier devait bien, suivant ces principes, nous laisser de quoi achever notre voyage. Il ne vous reste donc rien du tout, ma belle Cunégonde ? — Pas un maravédis, dit-elle. — Quel parti prendre ? dit Candide. — Vendons un des chevaux, dit la vieille ; je monterai en croupe derrière mademoiselle, quoique je ne puisse me tenir que sur une fesse, et nous arriverons à Cadix ». Il y avait dans la même hôtellerie un prieur de bénédictins ; il acheta le cheval bon marché.
Candide, Cunégonde, et la vieille, passèrent par Lucena, par Chillas, par Lebrixa, et arrivèrent enfin à Cadix (2).

Aracena (et non Avacena) se trouve bien dans la Sierra Morena ; les autres villes tracent un itinéraire sinueux et non nécessaire pour se rendre de Lisbonne à Cadix (nous n’avons pas localisé Chillas). La seule justification de ce détour est littéraire : utiliser la Sierra Morena comme lieu de l’aventure picaresque : vol des bijoux de Cunégonde, détresse consécutive des personnages.

L’autre grand roman de la Sierra Morena, après Don Quichotte, c’est le Manuscrit trouvé à Saragosse, de Potocki (1804-1810). Tout le récit-cadre se situe dans ces montagnes espagnoles, que traverse le narrateur pour se rendre de Séville à Madrid et où il se retrouve piégé comme dans un labyrinthe. C’est le lieu d’aventures fantastiques (au tout début, après une nuit d’agréables rencontres érotiques, le narrateur se réveille sous un gibet auprès de pendus), mais aussi celui où se déploient des récits enchâssés sur plusieurs niveaux qui déploient à l’infini toutes les ressources du roman baroque. La Sierra Morena, espace labyrinthique fait de discontinuités et de surprises, fonctionne ici comme une image du texte lui-même et de ses complexes détours narratifs. Assez vite, cependant, cet espace narratif premier devient encombrant pour l’auteur, qui, une fois épuisés les sortilèges du lieu, en limite l’usage aux allées et venues répétitives d’une troupe de bohémiens qui change de campement tous les jours : le foisonnement narratif du roman est désormais à l’étroit dans ce cadre.

À la fin du Moine, roman gothique « espagnol » de Matthew Lewis (1796), c’est « sur le bord du précipice le plus escarpé de la Sierra Morena » que le démon transporte Ambrosio, le moine criminel, dont il s’est emparé. C’est de là qu’il s’envole à une hauteur effrayante avant de le laisser tomber dans le vide. Le moine agonise alors pendant six jours, dévoré par les insectes, déchiqueté par les aigles, tourmenté par la soif, avant d’être emporté le septième par un torrent en crue. La montagne gagne donc encore en sauvagerie, dans le goût du romantisme noir : elle est un lieu de supplice, une antichambre de l’Enfer. Mais là aussi, le lieu est abstrait, il fonctionne comme un signe littéraire, sans véritable référent réel.

Au XIXe siècle, la Sierra Morena perd peu à peu de sa spécificité littéraire. Les voyageurs étrangers arpentent l’Espagne, dont toutes les montagnes sont maintenant perçues comme des repaires de brigands. C’est dans la sierra de Gaucin (province de Malaga) et non dans la Sierra Morena que Mérimée situe les contrebandiers de Carmen (1845). Cependant on en trouve encore un avatar littéraire chez Dumas, qui publie en 1849 une nouvelle intitulée Les Gentilshommes de la Sierra Morena (3). L’histoire combine une légende de fantômes qui rappellerait le fantastique de Potocki avec une histoire de brigands qui évoquerait plutôt Carmen. Le narrateur est invité à une partie de chasse par El Torero, chef de brigands dans la Sierra Morena. Un manuscrit non pas trouvé à Saragosse mais tombé de la poche du bandit contient le récit de la légende. Dumas, manifestement, engrange et fait fructifier l’apport de ses prédécesseurs.

1. Bibliothèque de la Pléiade, t. III, p. 485.
2. Chap. X.
3. On en trouvera un résumé sur le site dumaspere.com.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.