Micrologies

L'Endormeuse


Plusieurs contes noirs de Maupassant relèvent de cet onirisme parisien qui est celui des romantiques, de Baudelaire ou de Nerval, et qui sera celui des surréalistes, entre réalité et hallucination.

Dans L’Endormeuse, le narrateur entre en plusieurs étapes dans un monde halluciné. Dans un premier temps, il évoque une belle matinée, chez lui, à la campagne, au bord de la Seine : « La sensation de la vie qui recommence chaque jour, de la vie fraîche, gaie, amoureuse, frémissait dans les feuilles, palpitait dans l’air, miroitait sur l’eau. » Mais dans le journal que lui apporte le facteur, il tombe sur des statistiques : huit mille cinq cents personnes se sont suicidées dans l’année. Des images atroces lui traversent aussitôt l’esprit :

Instantanément, je les vis. Je vis ce massacre, hideux et volontaire, des désespérés las de vivre. Je vis des gens qui saignaient, la mâchoire brisée, le crâne crevé, la poitrine trouée par une balle, agonisant lentement, seuls dans une petite chambre d’hôtel, et sans penser à leur blessure, pensant toujours à leur malheur.

Quand se sont succédé dans son imagination les scènes les plus atroces, pendaisons, asphyxies, noyades, sa rêverie prend un autre cours : « Je me crus, à un moment, dans une belle ville. C’était Paris ; mais à quelle époque ? » Le double décentrement, dans l’espace et dans le temps, fait de la ville un lieu éminemment onirique : « Fourmillante cité, cité pleine de rêves » , aurait dit Baudelaire. « Oh ! étrangeté des rêves éveillés où l’esprit s’envole dans un monde irréel et possible » renchérit Maupassant. Flânant dans les rues, le narrateur aperçoit un élégant bâtiment sur la façade duquel on peut lire : « Œuvre de la mort volontaire » .

Il apprend du secrétaire de l’établissement, qui le guide avec courtoisie, que ce curieux club accueille les candidats au suicide pour leur procurer une mort raffinée et douce. Détail horrible (pour nous) : c’est par le gaz qu’on euthanasie les volontaires. Le narrateur finit par s’allonger sur l’Endormeuse (c’est le nom de la machine à tuer) et aspirer quelques bouffées du gaz mortel : « Mon âme s’était engourdie, oubliait, savourait, dans le premier trouble de l’asphyxie, l’ensorcelante ivresse d’un opium enchanteur et foudroyant. »

Dans ce texte atroce et pessimiste dont la partie la plus douce n’est pas la moins inquiétante, la ville apparaît comme le catalyseur du rêve, celle qui aspire le narrateur dans une fascination vertigineuse pour la mort. Il n’en ressort pas indemne et les dernières lignes ne brisent pas la violence onirique. Il faut que le secrétaire le secoue par le bras pour dissiper l’envoûtement. En fait, c’est le garde-champêtre, de passage, qui vient de le réveiller :

« Bonjour, Marinel. Où allez-vous donc ?
— Je vais constater un noyé qu’on a repêché près des Morillons. Encore un qui s’a jeté dans le bouillon. Même qu’il avait retiré sa culotte pour s’attacher les jambes avec. »


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