Micrologies

La Dérision de Cérès


Dans un poème du recueil Les Planches courbes (1), Yves Bonnefoy évoque la figure mythique de cette déesse à travers un tableau du peintre allemand Adam Elsheimer (actif au début du XVIIe siècle) : La Dérision de Cérès. C’est une petite huile sur cuivre, conservée au Prado ; les reflets métalliques du support baignent la scène nocturne d’une lumière irréelle.

Adam Elsheimer, La Dérision de Cérès, via Wikimedia Commons.

Le nom latin choisi pour la déesse (plutôt que celui de Déméter) montre assez que la scène représentée vient d’Ovide (Métamorphoses, V, 438-461). Le mythe est le suivant : dans sa quête désespérée de sa fille disparue Proserpine, la déesse frappe à la porte d’une humble demeure et demande à boire à une vieille femme. Pendant qu’elle se désaltère, un enfant se plante devant elle et rit de son avidité. Irritée, Cérès le change en lézard. Ce qu’apporte le peintre à la scène, c’est précisément cette atmosphère nocturne qui en approfondit l’étrangeté.

Bonnefoy consacre à ce tableau deux articles repris dans Le Nuage rouge (2). Dans un premier temps, il soutient que cette œuvre révolutionne l’histoire de la peinture, peut-être plus profondément encore que ne le fait le Caravage, contemporain d’Elsheimer. Le Quattocento, explique-t-il, avait rêvé une transparence, une identité, une correspondance idéale entre l’esprit et le monde : beauté valait vérité, dans la lumière d’Italie. Cet idéalisme chrétien (et platonicien) n’épuise pourtant pas le réel, qui le déborde de toute part. Sans pouvoir remettre en cause ce système et ses signes formels dans la peinture, qui restent prégnants, le maniérisme va s’employer à le déréaliser, dans des représentations qui perpétuent les formes idéales, mais « sans rapport substantiel avec la réalité matérielle ». D’un autre côté, le lyrisme sensuel des Vénitiens, Titien ou Véronèse, cherche à retrouver une plénitude. Contre ces derniers, Elsheimer montre le monde comme il est ; contre le maniérisme, il déchire « le voile des formes sans substance », mais surtout, contre l’Idée, il amène à l’expression les forces de l’inconscient, sous la forme du rêve.

C’est à cet aspect onirique que Bonnefoy est sensible chez Elsheimer : l’œuvre est nocturne, antinaturelle avec ses sources lumineuses multiples, réaliste mais énigmatique, sans signification symbolique ou allégorique qui lui soit extérieure ; c’est un nœud complexe de significations obscures ; la réalité se refuse, elle n’est plus pénétrée par l’esprit, qui laisse place à l’obscurité du désir.

Qu’est-ce qui se joue alors dans cette image ? Seule se détache, traitée avec amour par le peintre, la figure de Cérès buvant avidement. Est-ce là la seule vérité, celle de la réalisation fantasmée du désir dans le rêve ? La moquerie de l’enfant peut être alors frustration, revers d’un désir d’adhésion. Le peintre ne s’identifie-t-il pas à l’enfant, privé de la proximité maternelle (joue et cruche comme des seins), alors que cette femme est en quête d’un autre que lui, sa fille ? Mais la figure de Cérès elle aussi est complexe : elle erre sans repères, en quête de ce qu’elle a perdu ; cette mère aimante, dans un instant, va changer en lézard un autre enfant ; en éprouvera-t-elle du remords ?

Le tableau pose donc la question de l’amour, de sa possibilité, qui n’est plus garantie par les idéalités philosophiques, théologiques, mais qu’il faut chercher ailleurs, avec incertitude, dans le noir.

Ce qui fait la force de l’étude que nous venons de résumer, c’est l’investissement du poète dans l’œuvre du peintre : cette élucidation d'un tableau mystérieux, de l’intérieur, mais avec toute la force de sa propre psyché.

1. Yves Bonnefoy, Les Planches courbes, Paris, 2001, « La Maison natale », XII (extrait). Voir aussi ibid. « La Pluie d’été », III.
2. Paris, 1999.



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