Micrologies

Ovide chez Poe


Dans le brillant essai que Karlheinz Stierle a consacré au mythe littéraire de Paris au XIXe siècle, La Capitale des signes (1), on trouve un chapitre sur « Le Détective dans la jungle des signes urbains », largement consacré à Poe et à son policier, Dupin. On sait qu’au début de Double assassinat dans la rue Morgue ce détective reconstitue l’enchaînement des pensées du narrateur, rien qu’en observant les légers signes extérieurs qui trahissent le cheminement de sa rêverie. Dans la chaîne des associations d’idées ainsi reconstituées figure, dit Dupin, « un vers latin dont nous avons souvent causé » : Perdidit antiquum littera prima sonum (« L’initiale du nom a perdu son ancienne prononciation », trad. A.-M. Boxus et J. Poucet). Il ajoute ce commentaire : « Je vous avais dit qu’il avait trait à Orion, qui s’écrivait primitivement Urion ; et à cause d’une certaine acrimonie mêlée à cette discussion, j’étais sûr que vous ne l’aviez pas oubliée » (trad. Baudelaire).

Stierle rappelle d’abord le sens de ce vers dans le contexte des Fastes d’Ovide (V, v. 536), auxquels il appartient (2): il s’agit de la naissance d’Orion, personnage mythique plus tard changé en constellation. La légende est la suivante : privé de descendance, puisque sa femme est morte et qu’il a fait vœu de ne pas se remarier, le vieil Hyriée obtient cependant des dieux un enfant. Puisque sa femme n’est plus là (Nunc ubi sit quaeritis ? urna tegit : « Où est-elle, demandez-vous ? Dans une urne. » v. 526), les dieux, Jupiter, Mercure et Neptune, vont lui donner un fils en fécondant la peau du bœuf qu’Hyriée leur a offert en repas. Enfouie sous terre, la peau donne naissance à un enfant neuf mois plus tard.

Selon Stierle, tout ce passage montre à l’œuvre un processus de refoulement : l’action des dieux n’est pas désignée (Pudor est ulteriora loqui, « Ce serait inconvenant d’en dire davantage »). La semence divine est dissimulée sous le mot urina, "urine", lequel n’est pas non plus présent dans le texte, mais suggéré par les signifiants urna, "urne" et "Urion", nom donné à l’enfant. Par un degré supplémentaire de refoulement, le nom d’Urion devient ensuite Orion, par modification de la voyelle initiale, comme l'indique le vers d'Ovide cité par Dupin.

Que vient faire le vers d’Ovide chez Poe, et pourquoi ces vives discussions entre Dupin et le narrateur ? Selon Stierle, décontextualisé, ce vers peut signifier : « L’écriture première perdit son ancienne sonorité. » C'est-à-dire : l'écriture refoule la sonorité du langage. C’est ce processus qui est en œuvre avec Dupin, dont le rationalisme refoule les dangers de la ville et « amène ce qui est menaçant jusqu’à la distance permettant sa lisibilité ». Mais la suite du récit fait ressurgir le refoulé dans la ville civilisée : les cris inarticulés de l’orang-outang, les hurlements de terreur de ses deux victimes restituent l’état premier du langage, une violence brute qui n’est pas encore désamorcée par la distance de la langue. « Dupin, en revanche, échappe au danger croissant de succomber à la folie et aux forces anarchiques qui sont en lui, en mettant en œuvre son génie analytique. » Cet homme de la ville n’a plus qu’une voix désincarnée, celle qui par l’analyse met à distance ce refoulé du cri qui le fascine et l’effraie. La citation d’Ovide le concerne donc aussi dans cette mesure.

Quant à Poe, il découvre ici « l’inconscient de la ville qui correspond à l’inconscient de la psyché ». Le vers d’Ovide peut donc s’interpréter comme homothétique de la nouvelle, dont il condense le sens profond.

1. Munich, Vienne, 1993, trad. fr. Paris, 2001, p. 341-362.
2. Texte et traduction du récit d'Ovide.



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