La Psychomachie de Prudence (IVe siècle ap. J.-C.) est un curieux objet littéraire, qui expose la morale chrétienne (Vertus et Vices) dans le langage de l’épopée virgilienne. Des allégories (la Patience contre la Colère, la Charité contre la Cupidité, etc.) s’affrontent sur le champ de bataille, au service d’un propos édifiant, prêchi-prêcha ; les premières ont bien sûr le dessus. Mais en même temps tout cela saigne et souffre, dans une esthétique de la violence exacerbée, avec yeux arrachés des orbites, et membres désarticulés. Voici par exemple comment la Sobriété traite la pauvre Sensualité :
On comprend bien que le châtiment est adapté à la faute, que la Sensualité est punie par la bouche, organe de son péché, mais il est cruel pour une simple abstraction d’être ainsi maltraitée. L’effet très étrange produit par ce poème tient justement à ce grand écart entre le caractère désincarné de l’allégorie (qui est image) et la forte présence du corps comme substance matérielle. Faut-il y voir une forme de pensée et de sensibilité propre au christianisme, habitué à se débattre avec le mystère de l’Incarnation ?
Une curiosité à lire au second degré, pour son comique involontaire et surréaliste, pourrait-on penser. Ce serait méconnaître l’écho de ce poème, unanimement admiré pendant tout le Moyen Âge et au-delà. Il fut à l’origine d’une littérature allégorique surabondante, dont le savant éditeur du Budé (M. Lavarenne) esquisse l’histoire, qui prend de multiples formes, de la poésie aux arts figurés. Prudence, explique-t-il, est arrivé au bon moment, cristallisant dans la littérature chrétienne le goût général pour les allégories, que l’on retrouve aussi, peu après, chez le païen Martianus Capella, auteur au début du Ve siècle des Noces de Philologie et de Mercure.