Micrologies

Le soleil chez Proust


Dans ses conférences sur Proust (1) Claude Simon évoque la place du soleil dans les Jeunes Filles en fleur : soleil implacable, « le symbole même de l’implacable écoulement de ce temps recherché, introuvable, omniprésent, perdu à jamais et ressuscité à chaque page par le seul pouvoir de la langue […]. » De fait, note-t-il, le temps est toujours beau pendant le premier séjour à Balbec. Ainsi, dans la conclusion des Jeunes Filles, le jour d’été que découvre Françoise en détachant les rideaux « semblait aussi mort, aussi immémorial qu’une somptueuse et millénaire momie que notre vieille servante n’eût fait que précautionneusement désemmailloter de tous ses linges, avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe d’or ». (Immobile symphonie de "m" dans la première partie de la phrase.)

Claude Simon s’intéresse donc surtout à la fonction structurante de la description, en l’occurrence du thème solaire, dans le roman ; c'est là ce qui rejoint le plus sa propre écriture romanesque. Il laisse de côté cependant une formule essentielle qui eût complété son analyse : « le soleil rayonnant sur la mer ». Antoine Compagnon a consacré une étude à ces quelques mots (2). C’est une citation de Chant d’automne, le poème de Baudelaire :

Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.

Selon lui, « [ces vers] appartiennent sans aucun doute à l’imaginaire proustien, si le signe de l’imaginaire est la récurrence ». « Le soleil rayonnant sur la mer » apparaît dans toute l’œuvre, depuis Les Plaisirs et les Jours. Ce soleil est clairement le soleil de midi, comme pour Claude Simon. Mais Compagnon lie la citation de Baudelaire, qui figure dans une phrase négative, à l’échec de la réminiscence, puisqu’à la fin du poème de Baudelaire « le rayon jaune et doux » de l’arrière-saison se révèle impuissant à restituer « l’été blanc et torride ».

Cependant, selon lui, l’obsession de Proust pour ces quelques mots tient aussi à l’instabilité syntaxique de l’expression de Baudelaire : « rayonnant » est-il un adjectif ou bien un participe présent avec comme complément « sur la mer » ? De même, quel est le sens ici du verbe valoir : « faire obtenir » , ou « être équivalent à » ? L’hypothèse de Compagnon est que la phrase de Baudelaire rejoint ici la théorie proustienne du style, fondée sur « l’altération de la syntaxe ».

Il faut encore ajouter à ces études celle de Marielle Macé (1), qui cherche du côté de l’usage proustien de la citation, tel qu’il se construit peu à peu dans les textes. Dans ses premières occurrences, dit-elle (la Correspondance, Les Plaisirs et les Jours), le vers de Baudelaire « a constitué un aiguillon de l’attention, qui répond au désir d’une vision cadrée de l’existence, d’une habitation poétique du réel qui puisse découper, rassembler et unifier les sensations ». Mais dans la Recherche, l’itération de ce leit-motiv révèle chez le narrateur un « apprentissage de l’usage des œuvres ». C’est d’abord un « mésusage », car la phrase « commence par faire écran à sa perception » : il voit dans tous les paysages marins celui qu’a figuré Baudelaire. « Mais d’écran, la phrase se transforme progressivement en accès » : le soleil de Baudelaire est-il le soleil du soir, ou bien celui du midi qui brûle la mer ? Ainsi, le Narrateur « suit le poète dans sa phrase, il la prolonge. [...] En se rappelant le vers de Baudelaire il médite finalement sur la correspondance ou la distance entre la phrase et le moment, jouissant enfin de la diversité des paysages… »

Trois analyses, l’une fondée sur la valeur structurante de l’image, l’autre sur la matière (inter)textuelle, la dernière sur la constitution d’un « style » proustien de la lecture, fondé sur une attention différenciée aux œuvres et au réel. Comme toutes parallèles, celles-ci ne se rencontrent pas.

1. Quatre Conférences, Paris, 2012, pp. 37-38.
2. Proust entre deux siècles, Paris, 1989, pp. 187-228.
3. Façons de dire, manières d’être, Paris, 2011, p. 98-101,



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