Micrologies

Claude Simon : autobiographie et fiction


Au cœur de l’œuvre de Claude Simon on trouve la question de la fiction. Le Jardin des plantes, par exemple, l’un de ses derniers textes (1997), est considéré par son auteur comme un roman, mais le matériau en est presque entièrement autobiographique. Un « je » , un « S. » transparents rapportent explicitement à l’auteur ce qui était attribué à des personnages dans La Route des Flandres ou Les Géorgiques. Les repères chronologiques, biographiques coïncident. De nombreuses personnes réelles apparaissent (Picasso, Caillois, le peintre Novelli, etc.). Des documents sont cités, comme cette lettre de l’un des deux colonels que Simon suivait pendant la débâcle le 17 mai 1940.

Pourquoi « roman » , alors ? Parce que tout le matériel biographique n’est que le matériau d’une écriture qui le transforme de deux manières différentes : par la description, d’abord, qui, loin d’être référentielle, crée de purs objets textuels ; par le montage, ensuite, qui produit des effets de sens multiples.

Simon fait place à cette interrogation au cœur même du livre, en citant un document « réel » qui confirme le statut de fiction du texte : c’est le compte rendu d’un colloque de Cerisy, où dialoguent Ricardou et Robbe-Grillet. (On est en 1971 et le référent est honni.) Le second se montre un juge sévère pour Claude Simon ; le premier est plus subtil : « Ce qui est donné par S., ce sont les référents de la fiction : cela ne veut nullement dire que la fiction obtenue par le texte est l’équivalent du référent donné à titre documentaire. »

Mais on peut aller plus loin (comme y invite la notice de la Pléiade) : ce n’est pas seulement que le biographique est un matériau pour la fiction : pour l’écrivain, toute autobiographie est en fait un roman, tant le texte est impuissant à épuiser le vécu, ce bombardement sensoriel intense et permanent, irréductible à toute forme d’expression. On peut le voir, dans Le Jardin des Plantes, dans des fragments qui mettent en scène l’interview de « S. » par un journaliste à magnétophone. Pendant que le romancier, dans une logorrhée digressive, s’efforce de mettre en mots son expérience des 16 et 17 mai 1940, le journaliste tente de le ramener à une « vérité » des faits qui se réduit pour lui à la seule expérience de la peur. D’un côté un discours inépuisable, inachevable, de l’autre un scénario outrageusement réducteur. Le malentendu est très drôle, d’autant que par une savoureuse mise en abyme, la narration de S. est elle-même baignée dans son propre univers sensoriel, tout aussi inépuisable que celui du passé : celui de l’appartement parisien du romancier, avec les platanes agités par le vent, devant la fenêtre, qui mobilisent tout autant son attention que l'entretien en cours.

L’écriture du romancier s’installe donc dans la perpétuelle négation de l’achèvement auquel elle tend.



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