Micrologies

Paul, Rabelais et la grâce


Toute la théorie réformée de la grâce tient à l’interprétation d’un passage de Paul (Rom., IX, 21) :

ἢ οὐκ ἔχει ἐξουσίαν ὁ κεραμεὺς τοῦ πηλοῦ ἐκ τοῦ αὐτοῦ ϕυράματος ποιῆσαι ὃ μὲν εἰς τιμὴν σκεῦος, ὃ δὲ εἰς ἀτιμίαν;

« Le potier n’est-il pas maître de son argile, pour faire avec la même pâte un objet pour un usage honorable et un autre pour un usage méprisable ? » (trad. AELF).

C’est le fondement de la doctrine luthérienne de la « volonté asservie » et de celle, calviniste, de la prédestination : le libre-arbitre n’existe pas et les œuvres humaines ne déterminent pas l’octroi de la grâce.

Chez les catholiques, il faut l’habileté d’Érasme ou de Budé pour désamorcer la bombe : le même Paul (2 Tim., 2, 20-21) dit que tous les vases, riches ou humbles, pourvu qu’ils soient propres, sont aptes au service du maître.

᾽Εν μεγάλῃ δὲ οἰκίᾳ οὐκ ἔστιν μόνον σκεύη χρυσᾶ καὶ ἀργυρᾶ ἀλλὰ καὶ ξύλινα καὶ ὀστράκινα, καὶ ἃ μὲν εἰς τιμὴν ἃ δὲ εἰς ἀτιμίαν· ἐὰν οὖν τις ἐκκαϑάρῃ ἑαυτὸν ἀπὸ τούτων, ἔσται σκεῦος εἰς τιμήν, ἡγιασμένον, εὔχρηστον τῷ δεσπότῃ, εἰς πᾶν ἔργον ἀγαϑὸν ἡτοιμασμένον.

Dans une grande maison, il n’y a pas seulement des instruments d’or et d’argent, mais il y en a aussi en bois et en terre cuite, les premiers pour ce qui est honorable, et les autres pour ce qui ne l’est pas. Si donc quelqu’un se purifie des travers dont j’ai parlé, il sera un instrument pour ce qui est honorable, sanctifié, utile au Maître, prêt à faire tout ce qui est bien. (trad. AELF).

Dans cette interprétation, l’homme peut collaborer, en « synergie » , avec la grâce divine. L’eau de vaisselle sauve l’Église romaine. Pouvoir terrifiant de l’exégèse : combien de morts à cause de ce potier ?

On peut renvoyer dos à dos les deux interprétations : l’une et l’autre relèvent de l’interprétation littérale de textes dits sacrés dont on méconnaît la contingence et qu’on tire à son usage. Rabelais, quant à lui, désamorce la controverse par le rire, en appliquant la phrase de Paul au nez proéminent de frère Jean des Entommeures : pourquoi celui-ci est-il si long ? « Par ce (répondit Grandgousier) que ainsi dieu l’a voulu, lequel nous faict en telle forme et telle fin, selon son divin arbitre, que fait un potier ses vaisseaulx. » (1) Et frère Jean d’ajouter que les « tétins mollets » de sa nourrice ont permis à son nez de s’y enfoncer et de se développer, tandis que « les durs tétins de nourrices font les enfants camus ». Bien entendu, il n’est pas question ici que de nez…

Les informations contenues dans cette note proviennent de l’excellent ouvrage de Michael Screech, Rabelais (2) ; l’anticléricalisme est de notre seul fait.

1. Gargantua, chap. XXXVIII.
2. 1979, trad. fr. Paris, 1992, p. 243 sq.



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