Micrologies

Lire Lucrèce


Comment lisait-on dans l’Antiquité le De rerum natura de Lucrèce (ou les autres textes en vers épiques, tels ceux d’Ennius ou de Virgile) ? Pierre Vesperini s’appuie sur deux sortes d’indices pour répondre à cette question : d’une part, les indices textuels contenus dans les poèmes, d’autre part les pratiques culturelles connues dans la société romaine (1).

Le texte de Lucrèce, observe-t-il, apparaît fragmenté en de multiples séquences, signalées par des connecteurs tels que enim (« en effet »), quod superest (« quant au reste »), porro (« en outre ») etc. En plus de ces « mots-signaux », le texte nous a été transmis avec des intertitres « qui viennent « couper » les pages des manuscrits de Lucrèce ». Que ces intertitres soient de l’auteur ou non, « le poème de Lucrèce est de toute façon conçu pour être découpé par de tels intertitres ». C’est le cas aussi pour les Métamorphoses d’Ovide ou d’autres textes. Mais le poème de Lucrèce présente une spécificité : les intertitres ne signalent pas seulement des séquences textuelles, mais aussi des res, des « matières de savoir » à l’intention des commentateurs, et surtout des « problèmes » (au sens d’Aristote), c’est-à-dire des questions proposées à la discussion lettrée, des « amorces au déploiement de tout le savoir, de tous les savoirs lettrés, matière infinie offerte au plaisir des auditeurs et au profit des autres poètes, orateurs et autres professionnels des lettres ».

Cette préparation du texte renvoie à une pratique de lecture bien particulière, à une « pragmatique de l’extrait » : « Lire Lucrèce, comme lire n’importe quel auteur classique, ce n’était pas lire d’un bout à l’autre. On lisait par extraits. » Ou plutôt, seuls les grammatici, les professionnels du commentaire, lisaient intégralement, justement pour repérer les éléments à extraire. « Les lettrés amateurs, apprentis orateurs, chevaliers oisifs, magistrats passionnés pour les lettres, lisaient (et souvent se faisaient lire par un esclave) peut-être un livre ou l’autre, plus probablement des extraits », à une époque où « les poèmes étaient pensés comme des mosaïques ».

Cette réévaluation de la structuration du texte de Lucrèce engage pour Vesperini une remise en cause de son interprétation traditionnelle : ce poème, selon lui, n’était pas lu comme un traité de philosophie épicurienne, mais relevait du « savoir partagé » de la culture antique, sans qu’on puisse l’assigner à une école philosophique en particulier ; les théories d’Épicure n’y servaient que de point de départ pour le déploiement d’un savoir encyclopédique.

1. P. Vesperini, Lucrèce – Archéologie d’un classique européen, Paris, 2017, p. 175-182.



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