
Dans un livre remarquable, Antoine Compagnon étudie la figure littéraire du chiffonnier, ramasseur de vieux chiffons pour la pâte à papier : un personnage omniprésent et oublié des rues de Paris au XIXe siècle. Il met en évidence tout à la fois une économie du recyclage, un métier disparu (tué par le papier fait de fibre de bois puis par l’invention du préfet Poubelle) et surtout une figure littéraire de première importance : le chiffonnier sert d’alter ego à l’écrivain, qui comme lui cherche à trouver des trésors dans l’ordure (1). Car un des mythes persistants liés à la figure du chiffonnier est celui de l’objet de valeur jeté par mégarde à la voirie et retrouvé dans les immondices :
Un journaliste, Alfred Delvau, intitule d'ailleurs un recueil d’articles sur Paris : "Le Fumier d’Ennius" (3). D’où vient l’expression ? S’agissant de la poésie latine, elle renvoie à une tradition qui veut que Virgile ait trouvé chez Ennius, grand poète du siècle antérieur, mais souvent jugé maladroit et archaïque, des trésors de poésie dignes d’être imités. Une référence qui court çà et là sans vérification (Horace, Odes, IV, 8) est de pure fantaisie, mais une page italienne de Wikipedia (De stercore Ennii) donne des informations plus solides : la première attestation de l’anecdote remonte à Donat, le grammairien du IVe siècle à qui nous devons une biographie de Virgile : Quom Ennium in manu haberet rogareturque quidnam faceret, respondit se aurum colligere de stercore Ennii : Il avait Ennius à la main ; comme on lui demandait ce qu’il faisait au juste, il répondit qu’il ramassait de l’or dans le fumier d’Ennius (4) . » La même anecdote est rapportée plus tard par Cassiodore : Virgilius, dum Ennium legeret, a quodam quid faceret inquisitus, respondit: Aurum in stercore quaero. : « Virgile lisait Ennius : on lui demanda ce qu’il faisait ; il répondit : « Je cherche de l’or dans le fumier (5). » L’origine première serait la Vie de Virgile de Suétone (perdue).
Cependant, alors que la tradition latine parle de l’or trouvé dans la boue, la version donnée par A. Compagnon y substitue « la perle que Virgile avait tirée du fumier d’Ennius ». On peut penser à la contagion d’une fable de Phèdre (III, 12) :
Dans cette version, le jeune coq connaît la valeur de la perle mais n’en voit pas l’utilité pour lui-même. Il en va de même chez La Fontaine (I, 20) :
On peut songer aussi au mot de l’Évangile : Nolite mittere margaritas ante porcos : Ne jetez pas de perles aux cochons. » (Matthieu, 7,6). Toujours est-il que les deux versions, celle de l’or et celle de la perle, ont une signification diamétralement opposée : d’un côté une matière précieuse trouvée dans la fange mais dont on sait exploiter la valeur (comme Virgile avec Ennius) ; de l’autre, l’ignorance de celui qui méconnaît l’intérêt de sa trouvaille. A. Compagnon montre combien cette image de la boue et de l’or est un cliché de la littérature du XIXe siècle. Cependant, malgré ce qu’il suggère (6), il est difficile de voir dans le fameux vers de Baudelaire « J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or » une allusion au métier des chiffonniers. Il s’agit bien là d’une œuvre de transmutation, de type « alchimique », et non d’une simple trouvaille dans la fange.