
Dans sa monumentale Histoire universelle des ruines, Alain Schnapp, avec la perspective particulière qui est la sienne, celle de la sensibilité des différentes cultures aux vestiges du passé, fait de la question des monuments et des ruines une pierre de touche pour évaluer les différences entre les pratiques historiographiques dans le monde antique et, par exemple, l’originalité de Thucydide par rapport à son prédécesseur Hérodote. Déjà l’« enquête » d’Hérodote (historiè) s’écartait des traditions orientales antérieures en affirmant l’autonomie de l’« historien » par rapport aux puissances dynastiques (1).
Chez Hérodote, les monuments fonctionnent comme des signes de la grandeur passée : le magnifique tombeau d’Alyattès, le père de Crésus, longuement décrit par l’historien (I, 93), est la preuve de la richesse des rois de Lydie. C’est une de ces « merveilles qui méritent d’être consignées par écrit » (thômata es suggraphên). « Hérodote participe d’un modèle archaïque qui établit une relation entre monumentalité et pouvoir. » Il est sensible à une « poétique des monuments ». Ou encore : « Hérodote privilégie l’oralité, il est en quelque manière un conteur qui donne toute leur place aux « merveilles » ».
Quand Thucydide d’intéresse lui aussi aux vestiges du passé, il le fait de façon très différente : Schnapp cite un passage de la Guerre du Péloponnèse où l’on voit les Athéniens découvrir des tombes anciennes à Délos :
Ces tombes, différentes de celles de l’époque de Thucydide, « sont révélatrices d’un état de peuplement dont la tradition est l’écho : celle de la prédominance des Cariens et des Phéniciens. » Pour Thucydide, en plus des mots, le « matériel funéraire et sa disposition dans le sol sont la source de renseignements concrets qui permettent de vérifier un événement historique. » Les objets sont donc des sources d’information. « Thucydide cherche ainsi à distinguer des causes, à établir des faits dans un contexte d’histoire rationnelle qui tend […] à jeter les bases d’une histoire évolutionniste des sociétés. Sa relation aux vestiges du passé est plus intellectuelle, plus analytique que celle d’Hérodote et, de ce fait, il est moins réceptif à une poétique des monuments que son prédécesseur. »