Subitement, il poussa un cri terrible et, comme mené par un guide, le voilà qui se précipite sur les deux vantaux de la porte, fait fléchir le verrou qui saute de la gâche, se rue enfin au milieu de la pièce… La femme est pendue !
Elle est là, devant nous, étranglée par le nœud qui se balance au toit… Le malheureux à ce spectacle pousse un gémissement affreux.
Il détache la corde qui pend, et le pauvre corps tombe à terre… C’est un spectacle alors atroce à voir.
Arrachant les agrafes d’or qui servaient à draper ses vêtements sur elle, il les lève en l’air et il se met à frapper ses deux yeux dans leurs orbites.
« Ainsi ne verront-ils plus, dit-il, ni le mal que j’ai subi, ni celui que j’ai causé ;
ainsi les ténèbres leur défendront-elles de voir désormais ceux que je n’eusse pas dû voir, et de manquer de reconnaître ceux que, malgré tout, j’eusse voulu connaître ! »
(trad. P. Mazon.)
Dans ce récit du Messager qui rapporte l’atroce mutilation que s’inflige Œdipe, Sophocle accumule les occurrences du verbe « voir » :
Œdipe et le Messager voient Jocaste pendue, les assistants voient Œdipe se mutiler atrocement, les yeux d’Œdipe plus jamais ne verront ce qu’ils n’auraient pas dû voir.
Mais au juste, que voit Œdipe au moment de sombrer dans l’obscurité, quelle est sa dernière vision, plantant les agrafes de Jocaste dans ses deux yeux ?
Dans une note à ce passage, A. Dain décrit précisément le geste :
« Quoique Sophocle n’ait pas employé ici le duel, on doit entendre qu’Œdipe saisit dans chaque main une agrafe :
celle de la tunique de Jocaste, à droite, celle de son manteau, à gauche (1). »
Donatien Grau et Pietro Pucci proposent une interprétation très forte de ce geste d’Œdipe (2) :
Selon eux, il n’est pas indifférent que celui-ci se saisisse justement des agrafes de Jocaste :
« Ce détail pourrait paraître futile, mais en fait il possède un pouvoir évocatif puissant, car il fait penser au rapport d’époux qu’Œdipe avait avec sa mère :
il pouvait la déshabiller et la voir nue. La dernière vision qu’il a d’elle est justement la nudité qu’il révèle en ôtant les agrafes. »
Si on les suit bien, ces auteurs suggèrent que s’impriment alors en lui, définitivement, et l’image et la conscience de sa faute.
« De cette façon pour Œdipe, la vision des yeux et celle de l’esprit sont égales, tout comme la douleur de ses blessures est égale à celle de ses souvenirs (3). »
1. A. Dain, in Sophocle, t.II, Paris, C.U.F., 1958, p. 118, n. 3. 2. D. Grau et P. Pucci, La Parole au miroir, Paris, 2022, p. 159, n. 9. 3. Op. cit., p. 159.
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