
Par quels liens de sociabilité Socrate était-il inséré dans la cité de son temps ? C’est la question que pose l’historien Pierre Brulé, dans une enquête qui vise aussi bien à éclairer la personnalité de Socrate par la sociologie d’Athènes, qu’à approfondir la connaissance que nous avons de la cité par l’étude de ce cas particulier bien documenté. C’est dans ce cadre de recherche qu’il est amené à mettre en lumière une forme particulière de lien social, la philia, terme intraduisible dont le mot français d’amitié ne fournit qu’un équivalent très approximatif, de même que le terme latin d’amicitia renvoie encore à une autre forme de relation, quand il est employé par Cicéron, par exemple (1).
Les relations de philia se construisent dès l’enfance. Les paides gravent sur les murs les noms de leurs philoi. La palestre est le lieu principal où naissent ces rapprochements, « dans un contexte général de nudité » : « exercices physiques divers, caresses, bagarres, jeux sexués ». C’est l’unité territoriale du dème qui sert de cadre privilégié à ces rencontres, qui fonctionnent par classes d’âge : « l’inscription sur les registres du dème, puis la conscription, l’armée et au-delà les occasions du métier de citoyen : les parcours biographiques des philoi sont parallèles. »
Mais plus qu’une affaire de couple, la philia grecque est une affaire de groupe ; elle possède une dimension collective. « À l’âge adulte citoyen, en fonction des circonstances, [les philoi] contitueront librement un groupe qui portera le nom d’eranos, où l’on se cotise pour aider un philos dans la panade, pour doter la fille pauvre d’un autre. » On a là « quelque chose comme une humaine assurance d’appui face aux coups durs, et aussi une aide pour envisager des projets ». Richesse et pauvreté induisent cependant des différences énormes, même si Socrate et son riche ami Criton, par exemple, peuvent être philoi depuis l’enfance, parce qu’ils appartiennent au même dème d’Alopéké.
Si ces considérations sociologiques permettent d’éclairer la sociabilité de Socrate, celle-ci, en retour, permet de mieux comprendre la nature de la philia et précisément sa dimension sociale. Par exemple, un passage du Lachès de Platon (180b-e) permet d’apprendre que la philia peut passer de père en fils : « on hérite de la philia paternelle ». En effet, le personnage de Lysimaque découvre que son père était l’ami de celui de Socrate, que pourtant il ne connaissait pas et qu’ils sont liés par ce rapport de philia, laquelle est donc ici impersonnelle. Ainsi, « notre amitié est incluse dans la philia grecque, elle n’y figure pas seule, car elle s’y amplifie d’importants aspects sociaux ».