Micrologies

Platon et Socrate


Pour étudier la pratique philosophique de Platon, en relation avec sa pensée, et singulièrement ce point nodal qu’est sa relation personnelle à Socrate, Pierre Vesperini accorde une grande importance à la Lettre VII, récit à la première personne de la vie de Platon, généralement considéré comme authentique (1). Tenté par la politique (et par les oligarques) dans sa jeunesse, Platon dit s’en être détourné après les massacres commis par les Trente : on est en 403 (Platon a vingt-cinq ans), et c’est alors qu’il rencontre Socrate, alors sexagénaire.

Ce passage de la lettre, précise P. Vesperini, est le seul de toute son œuvre où Platon parle directement de sa relation à Socrate. Or il y présente celui-ci « comme un ami très cher, et non comme un maître » dont il aurait été le disciple : φίλον ἄνδρα ἐμοὶ πρεσβύτερον Σωκράτη (324 d-e) : « Socrate, mon ami, qui était plus âgé que moi » (trad. L. Brisson). Et il ajoute : ὃν ἐγὼ σχεδὸν οὐκ ἂν αἰσχυνοίμην εἰπὼν δικαιότατον εἶναι τῶν τότε : « et dont, je pense, je ne rougirai pas de dire qu’il était l’homme le plus juste de cette époque » (324e). « Juste » et non pas « sage », fait remarquer P. Vesperini. « Sage » est pourtant le qualificatif communément appliqué à Socrate, et notamment par le dieu de Delphes lui-même dans un fameux oracle. Qu’est-ce à dire ?

Platon ne veut nullement renier ce qu’il doit à Socrate. Simplement, il ne croit plus en la sagesse de Socrate. C’est-à-dire qu’il ne croit pas [comme celui-ci] que la sophia humaine soit le néant. Il ne croit pas non plus, pour autant, dans lasophia des sages de jadis. Pour lui, l’époque des sages est terminée : être philosophe, c’est justement reconnaître qu’on ne possède pas la sagesse ; le nom de sage ne convient qu’à la divinité ; les dieux, étant sages, ne philosophent pas (2).

D’autre part, le procès de Socrate est le tournant majeur de la vie de Platon : Κατὰ δέ τινα τύχην αὖ τὸν ἑταῖρον ἡμῶν Σωκράτη τοῦτον δυναστεύοντές τινες εἰσάγουσιν εἰς δικαστήριον, ἀνοσιωτάτην αἰτίαν ἐπιβαλόντες καὶ πάντων ἥκιστα Σωκράτει προσήκουσαν (325b-c). « Mais je ne sais par quel hasard, de nouveau, ce Socrate, notre compagnon, des gens au pouvoir le traduisirent devant un tribunal en portant contre lui la plus impie des accusations et celle qui de toutes convenait le moins à Socrate. » À nouveau, Socrate est présenté comme un simple « compagnon » et non comme un maître. Après cet événement, il paraît désormais impossible à Platon d’administrer correctement la cité : il y faudrait des amis fidèles, qu’il n’a pas, et de plus les lois sont trop corrompues (325d). « C’est cette prise de conscience qui explique la fondation de l’Académie », dont les membres seront unis par des liens d’amitié et de confiance : « une institution nouvelle, entièrement inédite à Athènes, l’école philosophique, qui deviendra le modèle des trois autres, celle d’Aristote, celle d’Épicure et celle des Stoïciens » (3).

Si l’on suit bien Vesperini, Platon ne s’est pas construit comme philosophe dans le sillage de Socrate (ni non plus contre lui) : il a dépassé le modèle ancien de la sophia auquel son ami se rattachait encore par son lien avec la divinité pour inventer une pratique nouvelle, « laïcisée », en quelque sorte, et collective : celle des écoles philosophiques dont il inaugure l’âge.

1. P. Vesperini, La Philosophie antique – essai d’histoire, Paris 2019, p. 123-127.
2. Ibid., p. 127.
3. Ibid..



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