
Dans sa méditation érudite sur l’histoire des ruines, Alain Schnapp évoque longuement l’imaginaire de la destruction des cités dans le monde grec ancien (1). Dans une culture où la cité est « l’horizon de la civilisation », la destruction d’une ville, dit-il, est une catastrophe absolue. Plusieurs catastrophes majeures hantent l’imaginaire et la mémoire des Grecs : dans la tragédie, l’Ilioupersis, bien sûr, la destruction de Troie, le siège de Thèbes mais aussi la prise d’Athènes par les Perses en 480 av. J.-C. Tout autant qu’un anéantissement, de tels événements sont représentés comme des profanations. Dans Les Perses d’Eschyle, c’est ce qu’exprime fortement l’Ombre de Darius, le roi perse défunt, qui prophétise le châtiment à venir pour le sacrilège de la prise de l’Acropole : la défaite cuisante des Perses l’année suivante à Platées.
La destruction de l’Acropole par les Perses ne se comprend, ajoute Schnapp, « que dans le souvenir d’un autre cataclysme, celui de la chute de Troie […]. Son anéantissement est en quelque sorte la mère de toutes les prises de ville qui suivront. » La métaphore utilisée par Eschyle (Agamemnon, v.525-528) pour évoquer cette destruction est celle d‘un labour monstrueux, dans lequel « les instruments utilisés sont retournés contre la terre pour éradiquer totalement ce qui reste de la cité vaincue, dans le présent comme dans le futur. Cette violence se retrouve dans Les Sept contre Thèbes, avec la même « volonté opiniâtre d’éradication », par la pioche ou par le feu ; on la trouve déjà exprimée dans l'Iliade, puis dans Les Phéniciennes ou Les Troyennes d’Euripide.
« Quand ni murs, ni temples, ni décombres ne subsistent, alors la cité, elle-même réduite au néant, devient une non-cité, un lieu vide où rien ne survit, une ville désertée, "érémopolis". » Tel est le message de la Tragédie : « la cité pour survivre a besoin de guerriers vainqueurs, mais si ceux-ci s’abandonnent à l’hybris, alors un noir destin les emportera. »
On peut donc dessiner en creux ce qui pour les poètes grecs fait l’essence de la cité : des murs, certes, mais aussi des sanctuaires dont la profanation tue son cœur vivant ; quant aux hommes, aux guerriers vainqueurs, c’est l’hybris qui peut causer leur perte. C’est ainsi que selon Schnapp, la destruction des cités apparaît doublement catastrophique : des entreprises sacrilèges peuvent ruiner Troie, Thèbes ou Athènes, mais elles sont tout aussi néfastes pour leurs auteurs, menacés du même anéantissement.