Micrologies

Skhêma philosophique


Peut-on parler d’« aristocratie » dans l’Athènes de la fin du Ve siècle ? C’est la question que pose Pierre Brulé, qui étudie les pratiques de distinction dans la société athénienne – en termes grecs les skhêmata (habitus corporels) et le kosmos (look, parure) des contemporains de Socrate (1). On a pris l’habitude, constate-t-il, d’employer l’adjectif « aristocratique » pour des pratiques sociales comme le banquet ou la pédérastie. « Comme si les « non-aristocrates » n’aimaient pas à banqueter de concert ou n’éprouvaient pas du goût pour les garçons.  » Ainsi donc, selon lui, même si ces choix ont concerné avant tout les plus aisés, le critère économique n’est pas le plus pertinent : « « riche » n’équivaut pas à « aristocrate . « Si aristocratie il y a, elle doit plutôt être entendue comme le groupe qui attribue une valorisation à cette attitude du choix d’un kosmos qui distingue, qui élève au-dessus du commun […]. » Que ces pratiques de distinction soient simplement visibles ou qu’elles soient en plus mises en scène, « les regards installent dans les lieux de sociabilité une permanence de cette distinction interpersonnelle, avec ce qu’elle charrie de sous-entendus comportementaux. » Car le kosmos « aristocratique » implique l’étalage des vertus qu’il s’attribue, à commencer par le dénuement volontaire : « cette aristocratie de la vertu dépasse la distinction de classe en l’absorbant, elle revendique son élitisme en évoquant le choix et la pratique de la vertu. »

Relève donc de ces pratiques de distinction aristocratique l’habitus du philosophe – celui de Socrate. Pour en donner une image, Pierre Brulé recourt à une comparaison audacieuse avec la France des années 1970 : « à une époque où la mode pileuse commande le port de la moustache aux ouvriers dans un visage totalement glabre qui est celui des fonctionnaires, l’intello se distingue par le port de la barbe, mieux, du bouc et par l’usage de la pipe : le skhêma-prof-de-philo. » Quelques siècles plus tard, Lucien peut résumer ainsi le kosmos du philosophe : barbe, besace, tribôn (manteau grossier) et bâton (2). Il y a là une affectation de pauvreté qui distingue bien la vertu aristocratique de la richesse : pour Lucien, au IIe siècle de notre ère, c’est aussi bien souvent un pur simulacre de vertu. Mais à l’ époque de Socrate, c’est également, à Athènes, la tenue que portent ces partisans de Lacédémone qui font partie du cercle du philosophe (3). Le skhêma socratique revêt donc aussi une indéniable portée politique.

1. P. Brulé, Socrate l’Athénien, Paris, 2022, p. 185 sq.
2. Ibid., p. 182.
3. Ibid., p. 163.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.