Micrologies

Sénèque, Auguste et Néron


Dans le De clementia, traité moral et politique sur le bon gouvernement destiné au jeune Néron, Sénèque ne se montre pas tendre avec la jeunesse de son prédécesseur Auguste, prince réputé pour sa clémence, mais dont les débuts furent marqués, on le sait, par le cynisme le plus brutal.

In communi [...] rei publicae clade gladium mouit, Cum hoc aetatis esset, quod tu nunc es, duodeuicensimum egressus annum, iam pugiones in sinum amicorum absconderat, iam insidiis M. Antonii consulis latus petierat, iam fuerat collega proscriptionis (I, 9, 1 ).

« Lors des malheurs qui s’abattirent sur notre patrie, il usa du glaive : à l’âge qui est aujourd’hui le tien [Néron], celui de dix-huit ans accomplis, il avait déjà fait enfoncer le poignard dans le sein de ses amis, il avait essayé de faire assassiner Antoine alors consul, il avait déjà été son collègue dans l’œuvre des proscriptions. » (Trad. F. Préchac revue par P. Veyne.)

Ou encore, un peu plus loin :

In adulescentia caluit, arsit ira, multa fecit, ad quae inuitus oculos retorquebat. […] Fuerit moderatus et clemens, nempe post mare Actiacum Romano cruore infectum, nempe post fractas in Sicilia classes et suas et alienas, nempe post Perusinas aras et proscriptiones. Ego uero clementiam non uoco lassam crudelitatem (I, 11, 1-2.)

Dans sa jeunesse, il fut échauffé,emporté par la colère, il commit plusieurs crimes, sur lesquels il ramenait ses regards à contre-cœur. […] Qu’il ait montré de la modération et de la clémence, soit ; mais ce fut après avoir rougi la mer d’Actium du sang romain, après avoir brisé en Sicile aussi bien ses flottes que celles de ses adversaires, après les sacrifices de Pérouse et les proscriptions.  Moi je n’appelle pas clémence la cruauté lassée.

Paul Veyne note : « La liberté de parole est ici extrême : Sénèque ose un « dire vrai », pour prouver par sa franchise que la révolution néronienne existe et pour forcer la main au jeune prince (1). » De fait, ces remarques sont prises dans un double mouvement rhétorique : d’une part, elles encadrent l’épisode célèbre de la « clémence d’Auguste » mis plus tard sur le théâtre par Corneille, où l’on voit l’empereur pardonner au conspirateur Cinna. Il s’agit de faire valoir, par opposition avec les errements de sa jeunesse, le sage revirement qui fut celui du prince dans son âge mûr et sa vieillesse. D’autre part, la figure d’Auguste est mise en balance avec celle de Néron ; deux types de clémence s’opposent en effet selon Sénèque : celle d’Auguste, tardive et acquise, celle prêtée à Néron, spontanée et naturelle : Haec est, Caesar, clementia uera, quam tu praestas, quae non saeuitiae paenitentia coepit, nullam habere maculam, numquam ciuilem sanguinem fudisse (I, 11, 2). « La clémence véritable, ô princes, c’est celle dont tu fais preuve, qui n’a point inauguré une vie sans tache par le remords des violences commises, celle qui consiste à n’avoir jamais versé le sang des citoyens. » Par de telles affirmations, Sénèque teste en acte la clémence de Néron, au risque de s’attirer sa colère.

Donatien Grau montre qu’Auguste est présenté par Sénèque à la fois comme modèle à suivre (la clémence est un motif politique augustéen) et comme un modèle dépassable (2) : le pardon d’Auguste est politique, alors que la clémence de Néron est naturelle. Sénèque « use donc du motif politique de la clémence, et le retourne au-delà d’Auguste lui-même pour en faire une vertu plus humaine que politique. » On sait avec quel succès, s’agissant de Néron...

1. P. Veyne, in Sénèque, Entretiens, Lettres à Lucilius, Paris, 1993, p. 201, n. 1.
2. D. Grau, Néron en Occident, Paris, 2015, p. 46-49.



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