Micrologies

Danseuse


Dans le Banquet de Xénophon, dialogue jumeau et rival de celui de Platon, on voit le riche Callias convier à souper Socrate et quelques-uns de ses amis. Pour divertir ses invités, il a prévu des « attractions », dont une troupe d’acrobates. Parmi eux, une jeune danseuse, habile jongleuse qui manipule douze cerceaux à la fois, συντεκμαιρομένη ὅσον ἔδει ῥίπτειν ὕψος ὡς ἐν ῥυθμῷ δέχεσθαι αὐτούς : « calculant la hauteur à laquelle elle devait les lancer pour les recevoir en mesure » (II, 8 ; trad. F. Ollier). C’est ce qui attire l’attention de Socrate : ᾿Εν πολλοῖς μέν, ὦ ἄνδρες, καὶ ἄλλοις δῆλον καὶ ἐν οἷς δ᾿ ἡ παῖς ποιεῖ ὅτι ἡ γυναικεία φύσις οὐδὲν χείρων τῆς τοῦ ἀνδρὸς οὖσα τυγχάνει, ῥώμης δὲ καὶ ἰσχύος δεῖται. « Ce que fait cette jeune fille, mes amis, est une preuve entre beaucoup d’autres de ce que la nature féminine n’est en rien inférieure à celle de l’homme, sauf pour son manque de force et de vigueur (II, 9). »   La portée « féministe » d’une telle affirmation doit être fortement relativisée : réflexion d’homme faite pour d’autres hommes devant une esclave dont on parle mais à qui on n’adresse pas la parole.

Le passage pose, au passage, un problème de texte : les manuscrits portent unanimement le mot γνώμης (« intelligence »), corrigé par les éditeurs en ῥώμης (« force ») en raison d’une contradiction logique : « Comment […] la nature féminine pourrait-elle être dite nullement inférieure à celle de l’homme, si elle l’était à la fois par le corps et par l’esprit (1) ? » D’autre part, une telle opinion contredirait un autre traité de Xénophon, l’Économique, où Ischomaque, double de l’auteur, enseigne à son épouse l’économie domestique, pour lui confier toute la gestion de la maison. Mais selon R. Flacelière, on peut cependant conserver γνώμης en lui donnant le sens de « discernement », lequel peut être éduqué quand la force physique ne peut l’être (2)

Socrate, comme il convient dans l’atmosphère détendue d’un banquet, divertit donc ses compagnons par une opinion légèrement paradoxale. Ce qu’il ajoute aussitôt va dans le même sens, celui de Xénophon : Ὥστε εἴ τις ὑμῶν γυναῖκα ἔχει, θαρρῶν διδασκέτω ὅ τι βούλοιτ᾿ ἂν αὐτῇ ἐπισταμένῃ χρῆσθαι. « Ainsi, que ceux d’entre vous qui ont une femme n’hésitent pas à lui enseigner ce qu’ils voudraient qu’elle sût » (II, 9). Mais un invité rebondit non sans malignité : si c’est là ce que pense Socrate, alors pourquoi n’a-t-il pas éduqué en ce sens Xanthippe, sa première épouse ? Le caractère difficile de Xanthippe, on le sait, était du vivant même de Socrate un sujet de plaisanterie. Socrate répond en substance qu’il a choisi la difficulté, comme ces cavaliers qui, pour se perfectionner, choisissent les chevaux les plus rétifs. Κἀγὼ δὴ βουλόμενος ἀνθρώποις χρῆσθαι καὶ ὁμιλεῖν ταύτην κέκτημαι, εὖ εἰδὼς ὅτι εἰ ταύτην ὑποίσω, ῥᾳδίως τοῖς γε ἄλλοις ἅπασιν ἀνθρώποις συνέσομαι. « C’est de la même façon que dans mon désir d’avoir commerce avec les êtres humains et de les fréquenter, j’ai pris cette épouse, sachant bien que si je parvenais à la supporter, mes relations seraient faciles avec tout le reste de l’humanité. » (II, 10). On passera sur l’élégance de la comparaison pour noter que le chœur des convives l’approuve : la solidarité masculine l’emporte sur la solidarité conjugale : Καὶ οὗτος μὲν δὴ ὁ λόγος οὐκ ἀπὸ τοῦ σκοποῦ ἔδοξεν εἰρῆσθαι : « On trouva cette réplique bien envoyée » (ibid.).

Mais la danseuse exécute aussitôt un nouveau numéro, en sautant à travers un cerceau garni intérieurement de lames de couteau, d’abord en avant, puis en arrière. Socrate réagit alors ainsi : Οὔτοι τούς γε θεωμένους τάδε ἀντιλέξειν ἔτι οἴομαι, ὡς οὐχὶ καὶ ἡ ἀνδρεία διδακτόν, ὁπότε αὕτη καίπερ γυνὴ οὖσα οὕτω τολμηρῶς εἰς τὰ ξίφη ἵεται. : « Non, vraiment, je ne pense pas que ceux qui voient ce spectacle veuillent encore contester que le courage puisse aussi s’enseigner, du moment que cette danseuse, toute femme qu’elle est, s’élance si hardiment à travers ces épées » (II, 12). Pourquoi le courage peut-il s’enseigner ? Parce que le mot grec ἀνδρεία connote une qualité toute virile. Si une femme se montre courageuse, c’est donc une qualité qui relève de l’acquis plus que de l’inné… Socrate intervient ainsi indirectement dans un débat qui sous-tend tout le Banquet de Xénophon, et qui porte sur l’enseignement de la « vertu », un des termes choisis par F. Ollier pour traduire non pas l’aretè platonicienne, mais la notion à la fois morale et sociologique, de kalokagathia, qui renvoie aux qualités aristocratiques de la classe dirigeante : la « beauté morale », dont le courage fait certainement partie (3).

Ce passage permet ainsi de cerner la spécificité du Banquet de Xénophon par rapport à celui de Platon : un caractère concret, « réaliste », assez prononcé, un ton marqué par l’enjouement, une pensée qui part du quotidien et qui vise non à élaborer un système métaphysique, mais à définir une morale sociale. De ce fait, Xénophon nous donne aussi une image toute différente de Socrate, moins juché sur son piédestal de père de la philosophie.

1. F. Ollier, note ad loc.
2. R. Flacelière, « À propos du Banquet de Xénophon », Revue des Études Grecques, 1961, 74-349-350 pp. 93-118, voir p. 108-109.
3. F. Ollier, ed. cit., p. 11 sq.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.