
Dans Chéréas et Callirhoé, le roman de Chariton d’Aphrodise, (IIe siècle ap. J.-C. ?) le personnage de l’héroïne (comme il convient dans cette littérature sentimentale) est d’une beauté superlative. On l’apprend dès les toutes premières lignes :
Non seulement la jeune fille est au-dessus de ses compatriotes siciliennes, mais il est insuffisant de la comparer à ces divinités secondaires que sont les Néréides ou les Nymphes : seule la déesse Aphrodite elle-même peut donner une idée adéquate de sa beauté. Cette idéalisation apparaît en de nombreux passages du texte, objectivée par le regard d’autres personnages qui croient voir en elle la déesse en personne : c’est ainsi que son ravisseur, le brigand Théron, la met délibérément en scène quand il veut la vendre comme esclave : ὁ δὲ Λεωνᾶς καὶ πάντες οἱ ἔνδον ἐπιστάσης αἰφνίδιον κατεπλάγησαν, οἱ μὲν δοκοῦντες θεὰν ἑωρακέναι· καὶ γὰρ ἦν τις λόγος ἐν τοῖς ἀγροῖς Ἀφροδίτην ἐπιφαίνεσθαι (I, 14, 1). « Léonas, ainsi que tous ceux qui étaient à l’intérieur, furent subitement frappés de stupeur à cette apparition. Certains croyaient qu’ils contemplaient une déesse : le fait est qu’un bruit courait dans la campagne selon lequel Aphrodite venait de s’y montrer » . Bien sûr, dans le récit, cette assimilation de la jeune femme à la déesse est un puissant opérateur de séduction, qui explique que tous les hommes qui la rencontrent perdent la tête pour elle, tel le riche Dionysios :
Mais la beauté de Callirhoé a d’autres fonctions dans le roman : elle est sans cesse l’objet d’évaluations sociales. Elle est ainsi l’indice d’une haute naissance, d’un rang social supérieur : c’est pour cette raison précisément que la jeune femme se plaint d’avoir été vendue comme esclave sans être reconnue pour ce qu’elle est : Ἐφοβήθης γάρ, ὦ Τύχη, μή τις ἰδὼν εὐγενῆ δόξῃ. διὰ τοῦτο ὡς σκεῦος παρεδόθην οὐκ οἶδα τίσιν, Ἕλλησιν ἢ βαρβάροις ἢ πάλιν λῃσταῖς (I, 14, 9). « Tu as eu peur, Fortune, qu’en me voyant tel ou tel ne soupçonnât ma noblesse. Voilà pourquoi on m’a livrée comme un objet à je ne sais qui, Grecs, Barbares ou à nouveaux brigands. » Dionysios, le maître qui vient d’acquérir Callirhoé mais ne l’a pas encore vue, pense que son intendant Léonas lui a forcément exagéré la beauté de celle qui n’est qu’une esclave : Ἀδύνατον, εἶπεν, ὦ Λεωνᾶ, καλὸν εἶναι σῶμα μὴ πεφυκὸς ἐλεύθερον : « Léonas, il est impossible, dit-il, qu’une personne soit belle sans être née libre » (II, 1, 5). C’est aussi le jugement de ses servantes, qui la comparent à leur défente maîtresse : Καλὴ μὲν ἡ δέσποινα ἡμῶν καὶ περιβόητος· ταύτης δὲ ἂν θεραπαινις έδοξεν. « La beauté de notre maitresse était célèbre ; mais on eût dit la servante de celle-ci. » (II, 2, 3). Les degrés de la beauté se calquent exactement sur la hiérarchie sociale, sur le statut de maître ou d’esclave.
Mais il y a plus : la beauté possède aussi une valeur marchande : enlevée par un brigand, la jeune femme est vendue comme esclave, et s’indigne d’être ainsi ravalée au statut de marchandise : Τὸ δὲ περιβόητον κάλλος εἰς τοῦτο ἐκτησάμην, ἵνα ὑπὲρ ἐμοῦ Θήρων ὁ λῃστὴς μεγάλην λάβῃ τιμήν. Ἐν ἐρημίᾳ πέπραμαι καὶ οὐδὲ εἰς πόλιν ἠνέχθην, ὡς ἄλλη τις τῶν ἀργυρωνήτων (I, 14, 8). « Et voici le résultat de ma fameuse beauté : le brigand Théron a de ma personne obtenu un gros prix. On a procédé à ma vente dans un endroit isolé sans me transporter en ville, comme on fait en général pour la moindre esclave à vendre. » En effet, pour Callirhoé, à la honte d’être esclave s’ajoute celle que sa beauté ait été sous-évaluée, qu’elle n’ait pas été achetée à son juste prix… Car si la beauté a un prix en soi, elle détermine aussi pour l’esclave une valeur marchande et donc des statuts différents : nourrice, favorite, concubine : telle est la hiérarchie des rôles qu’on peut assigner en principe à une belle esclave achetée (I, 12, 9).
Il existe donc trois faces de la beauté féminine dans le roman : celle qui fait la valeur marchande d’une esclave, celle qui est liée au statut social de la personne, et celle qui relève de l’idéalisation romanesque, et ce de façon superlative, puisque Callirhoé est assimilée à Aphrodite par les autres personnages. On perçoit ainsi comment fonctionne le roman de Chariton (à la différence, notamment, des Éthiopiques d’Héliodore) : le lecteur ne peut adhérer à l’idéalisation des personnages et à leurs aventures extraordinaires que sur le fond d’un ancrage initial dans une certaine réalité historique et sociale. De fait, toutes les citations qui précèdent sont tirées du tout début du roman : quand on quitte ensuite Syracuse et Milet pour un Orient fabuleux, ces déterminations s’effacent.