Micrologies

Pompe funèbre


Est-il anachronique d'appeler « romans » les textes narratifs grecs en prose que nous avons conservés ? On peut en tout cas sans hésiter leur appliquer la catégorie du "romanesque", tant leur intrigue est féconde en rebondissements qui viennent contrarier l’invariable histoire d’amour de leurs héros. C’est particulièrement vrai pour l’ouvrage qui est sans doute le plus ancien de ceux que nous possédons, le Chéréas et Callirhoé de Chariton d’Aphrodise, que l’on date généralement du IIe siècle ap. J.-C. C’est aussi un roman qui s’embarrasse peu de considérations religieuses ou d’allégories comme on peut en repérer dans les Éthiopiques d’Héliodore, œuvre plus tardive. S’il serait vain de parler de réalisme pour des aventures aussi extravagantes que celles qui y sont racontées, il n’en reste pas moins que le récit s’ancre dans un certain univers social qui est celui de la classe urbaine aisée.

C’est une péripétie dramatique qui lance véritablement le récit. Les deux jeunes héros, issus de deux familles rivales de la cité de Syracuse, se croisent par hasard : coup de foudre. La langueur et le désespoir qui s’emparent d’eux finissent par attendrir leurs familles qui consentent au mariage. Mais sur de vains soupçons la jalousie de Chéréas s’attise et il porte à Callirhoé un violent coup de pied à l’estomac qui la laisse pour morte. Pétri de remords, s’accusant publiquement de féminicide, il est acquitté par les juges émus de son repentir. Il se consacre alors aux obsèques de Callirhoé.

La description du cortège funèbre est brève, mais surchargée d’hyperboles (I, 6) : Τ́ίς ἂν οὖν ἀπαγγεῖλαι δύναιτο κατʹάξίαν τὴν ὲκκομιδὴν ἐκείνην ; « Qui pourrait raconter dignement ces funérailles ? » (Trad. G. Molinié). Lit funèbre d’or massif, or, argent et étoffes précieuses, πλοῦτος ἐνταφίων βασιλικός : « une fortune royale pour les offrandes funèbres » ; garde d’honneur, cavaliers, hoplites, magistrats, femmes en noir, c’est toute la ville qui accompagne la jeune femme jusqu’au tombeau familial, visible au loin depuis la mer. Ἦν δὲ τάφος μεγαλοπρεπὴς Ἑρμοκράτους πλησίον τῆς θαλάσσης, ὥστε καὶ τοῖς πόρρωθεν πλέουσι περίβλεπτος εἶναι : « Hermocrate [le père de Callirhoé] avait un tombeau magnifique près de la mer, si bien que même de loin, les navigateurs, de tous côtés, pouvaient le voir. » Or, loin d’être superfétatoire, l’exagération même de cette description joue un rôle important dans la narration, notamment par ses éléments déceptifs.

Plus Callirhoé est ensevelie somptueusement et plus elle paraît morte. Sa résurrection en devient d’autant plus improbable, alors même qu’on n’est qu’au tout début du roman. Mais en fait, la jeune femme, dont seule la respiration avait été bloquée par le coup reçu, revient peu à peu à elle, pour découvrir qu’elle est enterrée vivante dans le tombeau refermé ! Un indice cependant avait guidé le lecteur vers ce coup de théâtre, au milieu même des funérailles : sur son lit funéraire, Callirhoé paraissait plus grande et plus belle, ὥστε πάντες εἴκαζον αὐτὴν Ἀριάδνῃ καθευδούσῃ : « On la comparait même, unanimement, à Ariane endormie ». Évocation hyperbolique de la beauté intacte dans la mort, mais aussi allusion à la situation de l’héroïne : trahie par Chéréas/Thésée, Callirhoé/Ariane sera tirée de son sommeil funèbre par le brigand Théron, qui joue ironiquement le rôle de Dionysos en venant enlever la jeune femme. D’ailleurs, quand Chéréas, un peu plus loin, trouve le tombeau vide, la même pensée lui vient à l’esprit : Οὕτω καὶ Θησέως Ἀριάδνην ἀφείλετο Διόνυσος : elle a donc disparu « telle Ariane enlevée à Thésée par Dionysos » (III, 3, 5). Ajoutons encore que c’est le riche et beau « Dionysios » qui recueillera plus tard la jeune femme éplorée.

Mais ce n’est pas tout : c’est encore la magnificence du cortège funèbre, auquel il a assisté, qui donne l’idée au pirate Théron de venir piller la tombe de Callirhoé pour en dérober les trésors, ce qui va être la source des malheurs de la jeune femme : τὸ δὲ δοκοῦν εἰς τιμὴν τῆς νεκρᾶς γεγονέναι μειζόνων πραγμάτων ἐκίνησεν ἀρχήν : « Apparemment, c’était là l’honneur de la défunte : or ce fut justement l’origine de plus grands malheurs. » C’est aussi la position splendide du tombeau, en bord de mer, qui permet aux brigands de le piller facilement et de s’enfuir avec leur butin. Qu’advient-il de Callirhoé ? Part supplémentaire et imprévue du butin, elle sera facilement vendue comme esclave, en raison de sa beauté (1).

Ce qui frappe donc ici, c’est l’habileté avec laquelle les éléments pathétiques et hyperboliques de la description sont agencés de façon à devenir nécessaires à l’enchaînement ultérieur des événements. Le « roman » naissant connaît déjà bien des achèvements narratifs.

1. Dans une tout autre perspective, on a pu analyser cet épisode de la morte vivante comme une métaphore de la condition d’esclave qui sera désormais celle de Callirhoé. Voir P. Ismard, Le Miroir d’Œdipe, Paris, 2023, p. 138-139.



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