Dans le Brutus, dialogue où il retrace l’histoire de l’éloquence romaine, Cicéron établit un parallèle entre deux orateurs du passé, l’Athénien Lysias (Ve-IVe siècles av. J.-C.) et le Romain Caton l’Ancien (IIe siècle av. J.-C.) (1). Tous deux ont laissé beaucoup de discours ; tous deux présentent des qualités communes : acuti sunt, elegantes, faceti, breues : « Tous deux sont fins, élégants, spirituels, rapides. » (trad. J. Martha.) Pourtant, ajoute-t-il, Lysias est unanimement préféré, alors même que Cicéron le juge « trop décharné » (strigosior) : gracilitas (« formes grêles »), tenuitas (« maigreur »), subtilitas (« sécheresse »), tels sont les termes qui peuvent le définir.
Quant à Caton, selon Cicéron, plus personne ne le lit ou ne le cite : Catonem uero quis nostrorum oratorum, qui quidem nunc sunt, legit ? aut quis nouit omnino ? « Mais Caton, quel est celui de nos orateurs, de nos orateurs d’aujourd’hui, qui le lise ou même qui le connaisse seulement ? » Pourtant Cicéron a pu encore consulter plus de cent cinquante de ses discours, remplis d’idées brillantes, où il montre toutes les qualités d’un grand orateur. Mais comme chez les historiens la brièveté de Thucydide a été éclipsée par l’abondance de Théopompe, comme Lysias lui-même a pâti de l’éloquence de Démosthène, Caton lui aussi a été effacé par les orateurs plus récents. Telle est l’ignorance des Romains, qui in Graecis antiquitate delectantur eaque subtilitate, quam Atticam appellant, hanc in Catone ne nouerunt quidem. Hyperidae uolunt esse et Lysiae ; laudo ; sed cur nolunt Catones ? « Chez les Grecs, ils goûtent ce qui est antique, et cette simplicité qu’ils qualifient d’attique, ces mêmes gens ne savent même pas qu’elle existe chez Caton ! Ils veulent être des Hypérides et des Lysias : à la bonne heure ! Mais pourquoi ne veulent-ils pas être des Catons ? »
À la fin de l’ouvrage, Cicéron laisse fictivement la parole à son ami Atticus, chargé de présenter quelques objections à l’exposé qui précède (2). Atticus doit précisément son cognomen au très long séjour qu’il a effectué à Athènes. Il a manqué d’éclater de rire (risum uix tenebam) en entendant Cicéron comparer Caton à Lysias. Caton était certes un homme politique remarquable, mais en aucun cas un orateur comme ces Grecs qu’il admire : quos enim ne e Graecis quidem quisquam imitari potest, his tu comparas hominem Tusculanum nondum suspicantem quale esset copiose et ornate dicere. « Quoi ! À des modèles que parmi les Grecs mêmes personne ne peut imiter, tu vas comparer un homme de Tusculum, qui n’a pas encore la moindre idée de ce que c’est qu’un langage abondant et oratoire ! LXXXV 294 Or Cicéron ne répond alors que de façon un peu vague, en réitérant son conseil de lire les anciens orateurs romains, dont Caton.
Quelle est donc la véritable raison de l’exaltation par Cicéron du vieil orateur ? Florence Dupont la met très clairement en évidence (3) :
On est ici au cœur du positionnement de Cicéron en tant qu’orateur, tel que le définit F. Dupont : homo nouus, sans ancêtres nobles, il ne dispose pas de la culture familiale qui est celle de la classe aristocratique, fondée sur une éducation grecque et sur la maîtrise d’une éloquence grave et sobre. Il cherche chez Caton les sources d’un art oratoire proprement romain, qui ne serait pas fondé sur une culture de classe, seulement approuvée des connaisseurs, mais qui serait capable de toucher un large public. Ainsi, derrière la revendication nationale et la querelle de style percent des objectifs politiques, ceux d’une classe sociale qui cherche à s’émanciper de la tradition élitiste de l’aristocratie traditionnelle.