Micrologies

Vituperatio


Nous avons conservé sous le nom d’« Invectives » deux courts textes polémiques dirigés l’un contre Cicéron, l’autre contre Salluste. Échange croisé d’insultes dont l’authenticité est généralement contestée par les éditeurs modernes, vu la médiocrité et la violence du propos. Cependant Quintilien, au Ier siècle de notre ère, considérait comme authentique le texte de Salluste.

Florence Dupont, sans trancher la question, s’intéresse à ces textes du point de vue de leur pragmatique, de leur contexte d’utilisation, ce qui lui permet de les replacer dans un cadre anthropologique (1) : « Peu importe que l’invective de Salluste contre Cicéron et sa réponse soient authentiques, qu’il s’agisse d’exercices d’école rédigés par un professeur […] ou l’un de ses élèves, leur intérêt est de nous donner accès à un de ces nombreux écrits injurieux qui circulaient à Rome […] ». Elle fait remarquer que, mis à part leur violence, rien ne distingue la thématique de ces textes d’autres attaques verbales contemporaines, comme on en trouve dans les discours d’accusation, dont un motif récurrent consiste à affirmer que les vices privés de l’homme politique le mènent à des actes criminels dans la vie publique. Tout cela relève de la uituperatio, « pratique sociale centrale dans une société où chacun est exposé aux regards de tous, qui lui confèrent gloire ou infamie ». Elle cite par exemple cet échantillon de la prose de [Salluste] contre Cicéron :

Immo uero homo leuissimus, supplex inimicis, amicis contumeliosus, modo harum, modo illarum partium, fidus nemini, leuissimus senator, mercennarius patronus, cuius nulla pars corporis a turpitudine uacat, lingua uana, manus rapacissimae, gula immensa, pedes fugaces: quae honeste nominari non possunt, inhonestissima. (V,1.)

Cet homme inconstant entre tous, suppliant devant ses ennemis, injurieux pour ses amis, tantôt d’un parti, tantôt de l’autre, sans être fidèle à personne, sénateur inconstant entre tous, avocat mercenaire, dont aucune partie du corps n’est exempte de souillure ; langue mensongère, mains rapaces sans égales, goinfrerie sans bornes, pieds prompts à fuir ; les parties qu’on ne peut honnêtement nommer, déshonorées de toutes façons. (Trad. A. Ernout.)

F. Dupont rapproche cette pratique de l’invective du genre de la « déclamation », exercice scolaire, mais aussi pratique lettrée, qui ne vise pas « à réaliser un discours, mais à recenser les moyens de ce discours ». La déclamation, comme l’invective, relève de la fiction : « l’art consiste à surenchérir sans cesse sur ses prédécesseurs ». C’est donc aussi un moyen efficace « pour saturer l’espace public » par une rhétorique de l’excès.

Reste une question essentielle, soulevée par F. Dupont : « Pourquoi tant de haine ? » Les liens sociaux d’amicitia ou d’inimicitia entre les membres de la classe dirigeante, explique-t-elle, « sont certes contractuels, mais ils sont aussi sentimentaux ». Toute trahison est aussi un outrage personnel. L’efficacité de ces insultes « tient à l’anthropologie du sujet romain : l’image de soi que la société renvoie à chacun n’est pas équilibrée par une conscience intime qui permettrait d’opposer, aux attaques et aux flatteries, une indifférence distante. » Malgré les injonctions contraires de la philosophie, « un Romain libre n’existe que par les liens d’amicitia qui lui donnent sa place et sa valeur ». Les blessures créées par la violence des mots sont alors irréparables.

« La clémence est ainsi le sentiment le plus difficile à adopter. Même César, même Auguste pardonnèrent plus facilement à ceux qui avaient pris les armes contre eux qu’à ceux qui les avaient attaqués par des mots. » Témoin la mort de Cicéron lui-même, qui paye de sa vie la violence verbale de ses attaques contre Antoine dans les Philippiques.

1. F. Dupont, Histoire littéraire de Rome, Paris, 2022, p. 382-388.



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