Dans Troïlus et Cressida, pièce sombre et grotesque, le dramaturge semble prendre un malin plaisir à déboulonner les statues des héros d’Homère, dans la débâcle générale de toutes les valeurs héroïques. Le moins épargné n’est pas Hector, le noble guerrier de l’Iliade, dont la fermeté et la magnanimité sont mises à rude épreuve par Shakespeare.
Le premier moment surprenant se place à l’acte II, scène 2 : les princes troyens sont assemblés pour une grave délibération : faut-il ou non rendre Hélène aux Grecs ? C’est d’abord la voix de la raison qui se fait entendre : Hector lui-même, puis sa sœur Cassandre plaident pour le renvoi d’Hélène, contre les bellicistes à tout-va que sont leurs frères Pâris et Troïlus. Dans une tirade de haute volée, Hector semble clore définitivement le débat en invoquant les lois morales de la nature et des nations, qui commandent que l’on rende la reine grecque aux siens. Il conclut avec la plus grande fermeté : Hector’s opinion / Is this, in way of truth ( : « Tel est l’avis d’Hector, en matière de vérité » .
Mais voici que, sans transition, dans la fin du même vers, il se rallie contre toute attente à l’opinion strictement opposée :
À ce retournement aussi spectaculaire qu’inattendu, on peut chercher des explications rationnelles, comme le propose J.-P. Maquerlot (3) : « Entre la vérité et le risque de perdre la face devant l’ennemi, on ne barguigne pas : Troïlus et Pâris ont beau avoir tort, ils ont raison ; l’honneur de Troie commande de garder Hélène. » D’ailleurs, ajoute ce traducteur, Hector a déjà auparavant lancé un défi aux Grecs, « preuve que la discussion n’était que du « cause-toujours » ». Mais on pourrait lui objecter que ce défi n’est qu’un pétard mouillé : Hector n’affrontera en fait que son cousin, Ajax, dans un semblant de combat où aucun des deux hommes ne fait montre d’ardeur belliqueuse.
En fait, la brutalité du revirement d’Hector ne laisse place à aucune explication simple. Ce n’est pas une décision raisonnable issue d’un débat avec ses frères, ni même d’un débat intérieur. Elle relève de la nature oxymorique du personnage (de tous les personnages, en fait), en qui cohabitent des pulsions contraires, sans conciliation possible. C’est le fondement du pessimisme anthropologique de la pièce. Ainsi Cressida trahit-elle brusquement Troïlus pour Diomède, juste après une séparation déchirante et des serments de fidélité éternelle.
La mort d’Hector, (V, 8) montre elle aussi la face sombre du noble Troyen : « [Il] sombre dans l’abjection […]. Après un acte de rapine et un meurtre, c’est un « héros » moralement et physiquement désarmé — la convoitise seule l’a incité à tuer un Grec pour lui prendre sa belle armure — qu’Achille fera embrocher par ses hommes de main » (4). Pas d’affrontement héroïque entre les deux hommes, mais un massacre auquel Achille ne daigne même pas prêter la main : il n’en sort pas grandi lui non plus.