Micrologies

Halis druos


En 59 av. J.-C., Cicéron se trouve dans une situation délicate. Son heure de gloire est révolue, celle de sa lutte contre la conjuration de Catilina. César exerce le consulat ; il confisque le pouvoir et les institutions, avec les autres triumvirs. L’ennemi juré de l’orateur, Clodius, a le champ libre ; il finira par obtenir son exil, l’année suivante. Cicéron s’en plaint dans une lettre à son ami Atticus :

Multa me sollicitant et ex rei p. tanto motu et ex his periculis quae mihi ipsi intenduntur et sexcenta sunt. « Bien des choses me tourmentent, et la situation politique si troublée, et les dangers qui me menacent personnellement, et qui sont innombrables. » Cependant il croit pouvoir affronter honorablement les luttes politiques à venir : Minae Clodii contentionesque quae mihi proponuntur modice me tangunt : etenim uel subire eas uideor mihi summa cum dignitate uel declinare nulla cum modestia posse. « Mais les menaces de Clodius et les luttes en perspective ne m’émeuvent que médiocrement. Car je crois pouvoir à mon gré soit les affronter avec honneur, soit m’y dérober en évitant tout désagrément » (1).

À ce point de son analyse, Cicéron fait place à une objection supposée de son correspondant : cette posture de l’honneur à tout prix n’est-elle pas une bravade bien dangereuse par les temps qui courent ? Il semble se poser lui-même la question. Dices fortasse : « Dignitatis ἅλις tamquam δρυός ; saluti, si me amas, consule. » « L’honneur ? Le temps en est passé, comme celui des glands : pense si tu m’aimes, à ta sûreté » (2). Les termes grecs qu’il emploie (halis druos, « assez de chênes ») renvoient à une vision mythique des temps primitifs, dans lesquels les hommes, sages et vertueux, étaient censés vivre dans la plus grande frugalité, se nourrissant de leur cueillette de glands : une version du mythe de l’âge d’or. L’honneur ne serait-il qu’une vieillerie bonne à remiser avec les contes de l’ancien temps ? C’est la tentation que Cicéron prétend rejeter.

Cette expression est discutée par Érasme dans l’un de ses Adages (n° 302), qui constitue un bon exemple de sa méthode philologique. L’usage du grec n’étant pas très répandu, il en donne tout d’abord une traduction latine : Satis quercus ! « J’en ai assez des chênes ! ». La glose qui suit se fonde sur le passage de Cicéron, dont il confirme le sens : « [Cet adage] découle de l’idée que les premiers mortels, ignorants et sauvages, cessèrent de se nourrir de glands dès que Cérès leur montra comment utiliser le blé […]. [Il] conviendra avec finesse aux gens qui abandonnent l’antique vertu pour se tourner vers les mœurs et manières de penser de leur siècle et qui adoptent des attitudes plus modernes » (3).

Chez Érasme cependant, la préoccupation morale ne se distingue jamais de la probité érudite. Il dit avoir lu dans tous les exemplaires du texte consultés une leçon différente : Dices fortassis : ἅλις tamquam δρυός : “Tu diras peut-être [...] Assez comme des chênes ! ». Il propose de rétablir à la place de dices fortassis (« tu diras peut-être ») le mot dignitatis, qui peut se tirer de la phrase précédente, se rapprochant ainsi du texte des éditeurs modernes . Ce qui caractérise son approche, ici comme ailleurs, c’est une certaine politesse érudite, très « République des lettres » : c’est avec précaution qu’il avance sa conjecture, qu’il soumet à la communauté savante : « C’est la leçon de tous les manuscrits. Mais avec l’approbation, je l’espère, des érudits, je soutiendrais bien qu’il faut lire ainsi cette phrase […] : "C’en est assez de la dignité, comme c’en est assez des chênes". »

Enfin, d'un point de vue pédagogique, Érasme se préoccupe de l’usage que peut faire le lecteur de l’adage : il rappelle le sens donné par Cicéron : « On peut comprendre qu’il faut oublier l’idée de dignité comme si c’étaient des chênes et oublier cette antique aspiration à la vertu, et dorénavant veiller plutôt à son salut qu’à sa réputation. » Il en élargit cependant l’emploi possible : « Mais rien ne nous empêche d’utiliser le proverbe à tout propos, quand une vieille passion ou habitude est abandonnée. »

1. Cicéron, Att. II, 19, 1(= CUF XLVI); trad. L.-A. Constans.
2. Ibid.
3. Érasme, Adages, trad. sous la direction de J.-C. Saladin, Paris, 2013.



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