Micrologies

Hélène dans l’Iliade


Nicole Loraux a consacré un chapitre de son travail sur « le féminin et l’homme grec » à la figure d’Hélène (1). Tout d’abord, note-t-elle, Hélène, pour les Grecs, est indissolublement liée à la guerre. « Si, au commencement, il y a la guerre, au commencement de la guerre il y a toujours Hélène […] ». « Entre le rapt d’une seule femme et une sanglante guerre de dix ans, quelle est la commune mesure ? », s’interroge alors Loraux. C’est qu’Hélène est à la fois elle-même et plus qu’elle-même. « À l’intérieur des murs de Troie, Hélène partage le lit de Pâris, cependant que, sur le champ de bataille, Troyens et Achéens s’entre-tuent pour "Hélène". Il faut donc, selon elle, distinguer Hélène, la femme enlevée par Pâris, et "Hélène", avec des guillemets, c’est-à-dire le nom autour duquel Grecs et Troyens se battent. En fait, « "Hélène"  peut servir de nom grec à la chose sexuelle ». Cette dissociation entre la femme et le nom fonde la figure d’Hélène dans l’Iliade, d’autant que « ce nom pèse incommensurablement plus lourd que la femme trop femme à l’abri des murs troyens » : c’est vrai pour les combattants, mais aussi pour Hélène elle-même, « dépassée par ce dont elle est porteuse ».

Quand Hélène prend la parole dans l’Iliade, « ce sera à chaque fois pour tenter […] d’introduire un écart entre celle qui parle et celle que voient les autres : elle formule ainsi au passé le vœu d’être déjà morte, évoque les mots infamants dont elle est l’objet, le blâme enfin « qu’à cause d’"Hélène" Hélène retourne contre soi, lorsqu’elle s’imagine être sous le regard d’un beau-frère », Agamemnon ou Hector. « Qu’est donc Hélène, se demande Loraux, pour soi et pour les autres ? Objet ? Sujet ? Entre les deux, il semble bien qu’on doive parfois renoncer à faire le départ. » Ainsi, Hélène semble en lien étroit avec les larmes : mais quand il est question des larmes d’Hélène, de quoi s’agit-il ? Des larmes qu’elle verse, ou de celles qu’elle fait couler ? Le sens est parfois indécidable.

On observe donc une triple dissociation, propre au personnage : « inadéquation de soi à soi, présence plus forte du nom que de l’être, indécision du sujet et de l’objet. » Mais N. Loraux en ajoute encore une autre : « celle d’une Hélène sous le signe d’Aphrodite, mais dont le corps est paradoxalement très peu là ». Elle note en effet que le poète ne décrit jamais ce corps si désirable, « comme si « Hélène » dispensait de dire ce qu’est Hélène ». De plus elle est certes entourée d’himeros, de désir, mais l’himeros d’Hélène est toujours le désir qu’elle suscite, rarement celui qu’elle éprouve ». Au désir de Pâris, « Hélène répond par une obéissance silencieuse qui ne saurait passer pour autre chose que de la soumission à Aphrodite ». Autre formulation : elle est « comme étrangère […] au désir qu’elle provoque ».

Cette dissociation du personnage homérique trouve son aboutissement, suggère Loraux, dans le dédoublement proposé par Stésichore puis par Euripide : pendant que les Grecs et les Troyens se battaient pour un fantôme, la véritable Hélène, restée chaste, se serait trouvée dans une contrée lointaine, en Égypte. Mais, conclut-elle, « reste l’évidence : double et une, Hélène n’est jamais plus réelle qu’enlevée par Pâris. Si la guerre de Troie eut lieu pour une ombre, est-il rien de plus vrai que la guerre de Troie, rien de plus fantomatique qu’une Hélène restée chaste ? »

1. N. Loraux, Les Expériences de Tirésias, Paris, 1989, p. 232-252.



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