À son essai intitulé L’Héritage des Lumières (1) Paris, 2019, Antoine Lilti a donné pour sous-titre « Ambivalences de la modernité ». « Ambivalence » : tel est en effet le maître-mot de ce travail, qui cherche à développer toute la complexité d’un courant de pensée, celui des Lumières ; selon l’auteur, on ne saurait ni le revendiquer comme un tout au nom d’un universalisme simpliste et suspect, ni le rejeter en bloc au nom, entre autres, de l’anticolonialisme ou de l’antiracisme. Ambivalence des idées, certes, mais aussi des hommes : la meilleure illustration des contradictions propres au temps des Lumières serait sans doute, aux yeux d’A. Lilti, la figure de Diderot. Il met l’accent sur l’événement le plus connu de la biographie du philosophe : son emprisonnement à Vincennes, en 1749, après la publication de sa Lettre sur les aveugles, ouvrage suspect de matérialisme, voire d’athéisme aux yeux des autorités.
On sait le rôle annexe joué par cet épisode dans la vie de Rousseau : c’est en allant rendre visite à son ami emprisonné que, sur le chemin de Vincennes, il dit avoir eu l‘intuition de son premier ouvrage, le Discours sur les sciences et les arts. Mais ce qu’A. Lilti entend montrer, c’est que cet épisode n’a pas eu moins de retentissement sur les choix de vie et d’écriture de Diderot. Âgé de trente-six ans, celui-ci se trouve en effet à la croisée des chemins. D’un côté, il est proche des auteurs clandestins qui publient des textes confidentiels : il a fait paraître plusieurs ouvrages sulfureux, plus ou moins anonymes, dont la Lettre sur les aveugles qui lui a valu son arrestation. De l’autre, il a accepté la direction de l’Encyclopédie et se trouve « en passe de se faire une place dans le monde officiel des lettres, celui des auteurs publiant sous privilège royal chez des libraires ayant pignon sur rue ». Pour A. Lilti, cette démarche nouvelle des penseurs des Lumières « repose sur leur ambition pédagogique et militante, sur leur volonté de rompre avec l’ésotérisme et le secret afin de toucher un plus large public ». De fait, peut croire Diderot, Voltaire et Montesquieu ont déjà publié des textes audacieux ; la censure semble se relâcher et paraît aisée à contourner quand on a quelques appuis bien placés.
Mais lorsqu’il est emprisonné, Diderot découvre la réalité de la menace : « Très vite, il s’effondre et cède aux pressions, bien loin de l’héroïsme auquel il aspirait. Moins de trois semaines après son arrestation, il avoue tout au lieutenant de police et promet de s’amender. » En effet, « il a découvert la peur et l’humiliation, la réalité de la surveillance policière ainsi que l’angoisse de l’enfermement. [...] Il faut mesurer le choc qu’a été pour lui cette expérience, au cours de laquelle il dut admettre qu’il n’avait pas l’âme d’un martyr de la philosophie. Il écrira dans l’Encyclopédie : « Ah, Socrate, je te ressemble peu ; mais du moins tu me fais pleurer d’admiration et de joie. » Mais, selon A. Lilti, ce sont justement ces interrogations sur sa fonction d’intellectuel qui donnent du poids à sa pensée : « Quels risques était-il prêt à prendre ? Ces questions n’avaient rien de rhétorique et Diderot ne les a jamais véritablement tranchées, assailli de doutes durant toute sa carrière, partagé entre la figure héroïque de Socrate, le philosophe mort pour la vérité, et une conception plus pragmatique, plus prudente, du rôle de l’écrivain. » 299 En fait, il se montrera désormais vigilant, calculant les limites de ses audaces, refusant un héroïsme inutile, misant sur la postérité en différant jusqu’après sa mort la diffusion publique de beaucoup de ses textes.
Le grand intérêt d’une telle analyse, c’est de dépasser les choix personnels de Diderot, ses faiblesses ou ses doutes, pour les inclure dans une problématique plus générale, qui fut la sienne : quelle peut être l’attitude du penseur dans une situation où sa liberté est contrainte par le pouvoir ? Cette capacité de l’intellectuel à mettre en question sa propre condition et les moyens de son action, n’est-ce pas de fait un héritage essentiel des Lumières ? C’est en tout cas une démarche qui n’a rien perdu de sa pertinence (2).