Le « paradoxe du comédien », selon Diderot, c’est que le meilleur acteur est celui qui joue de sang-froid, en reproduisant sans les éprouver les émotions de son personnage. Dans un chapitre important de son essai sur Diderot (1), Starobinski propose une analyse fine de ce paradoxe en rapprochant et en distinguant le comédien de deux figures proches de celui-ci dans l’univers de Diderot : le grand homme et l’homme changeant, mouvant, dont l’exemple même est le personnage du Neveu de Rameau. (Tous deux coexistent dans la personne même du philosophe : c’est tout le thème du Neveu de Rameau). Selon lui, en effet, deux pôles opposés gouvernent l’art du comédien : le principe d’extériorité, qui caractérise aussi le grand homme (regarder le monde du dehors), mais aussi celui de variabilité (faire coexister ou se succéder en soi des états opposés), qu’il montre en acte chez le Neveu de Rameau (2).
C’est du grand homme (de l’homme de pouvoir), que le comédien est le plus proche : l’extériorité pour lui, comme pour le philosophe, « consiste moins à se produire au-dehors qu’à observer, du-dehors, ce qui s’offre à lui » (185). « [Le grand homme] n’est pas seulement mêlé au monde. Il le domine à partir d’une position centrale d’où il se domine et se possède lui-même » (187). « Le décentrement devient aussi le point d’origine d’une autre action » (188). C’est par là que le comédien lui ressemble : « Le trait commun est l’exercice d’un pouvoir sur le monde humain : pouvoir étendu et durable, dans le cas de l’homme d’action ; pouvoir éphémère et limité aux sentiments d’un auditoire, dans le cas de l’acteur » (189). Se maîtriser, pour le comédien, cela consiste, de manière « paradoxale », à s’oublier, à se désapproprier. […] Sa grande affaire, sa seule affaire est de produire les « signes extérieurs du sentiment », et de nous y faire croire »(190).
C’est ici qu’intervient le second principe, celui de « variabilité », par lequel le grand comédien, « capable de faire abstraction de son caractère et de sa sensibilité propres […] pourra exceller dans des rôles multiples et dissemblables » (191). Le même acteur, dans Molière, peut interpréter Tartuffe aussi bien que Mascarille. C’est ici que le grand comédien se distingue en revanche d’un troisième type, celui de l’« homme sensible », qui ne joue jamais qu’un seul rôle, le sien. « Une ligne de partage est clairement tracée ; des attributs sont nettement répartis : au grand comédien, la souveraineté exercée sur la scène ; à l’homme sensible (à Diderot), le don d’émouvoir un cercle d’auditeurs en société » (196).
Cette capacitité du grand comédien n’abolit pas la force intérieure qui le rend capable d’observer tous les types humains et d’en produire une copie adéquate. « C’est l’exigence conjuguée du principe d’extériorité et du principe de variabilité qui, pour et par l’art, réclame la réduction au minimum de toute détermination intérieure, […] la sienne propre, celle que lui a donnée la Nature » (192). Ainsi, « cet apparent effacement du sujet s’opère en faveur d’un renforcement du vouloir pur, c’est-à-dire d’une subjectivité hyperbolique […] capable d’emprunter judicieusement toutes les modalités du paraître » (194). En introduisant dans son analyse la variabilité comme forme majeure de l’anthropologie de Diderot (c’est une des thèses centrales de son livre), Starobinski complexifie le « paradoxe du comédien » en lui retirant tout schématisme : cette mutabilité explique que Diderot puisse évacuer de l’art du comédien tout recours à la sensibilité.