« Vos épinards étaient un peu salés. »
C’est au détour d’un des dialogues foisonnants de Jacques le Fataliste que Diderot place cet énoncé dans la bouche de l’un de ses personnages (1). Quelles sont les conditions pour qu’une telle phrase, triviale, puisse apparaître dans un roman écrit vers la fin du XVIIIe siècle ? On ne l’imagine pas dans la bouche de la princesse de Clèves ou de Clélie au siècle précédent, ni même dans celle de la Marianne de Marivaux. L’évocation de réalités basses était certes possible dans le roman burlesque de l’époque baroque (Scarron ou Sorel), mais avec un caractère outrancier très marqué (le pot de chambre de Ragotin dans Le Roman comique). Ce qui frappe au contraire ici, c’est que, même dans un contexte plaisant, la phrase reste simple et familière. Elle ouvre le roman sur le monde du quotidien.
Faut-il pour autant convoquer Barthes et l’« effet de réel » ? S’agirait-il de donner l’illusion d’une réalité concrète ? Selon Lecointre et Le Galliot, il faut se méfier de toute interprétation réaliste de ce roman : « Tout est réalisme […] dans Jacques le Fataliste et rien ne l’est, puisque par l’effet d’un ensemble de procédés formels, le reflet du réel est senti comme caricatural. Dès lors la parodie déplace le thème et décale la référence. On ne lit plus le roman au niveau du réel, mais au niveau du roman » (2).
Nos épinards sont donc avant tout un fait de langage. D’abord parce que l’énonciation de la phrase ne revient pas au narrateur (lequel pourtant intervient abondamment dans son récit), mais à un personnage, en l’occurrence celui du Maître de Jacques, qui s’adresse à l’Hôtesse de l’auberge où tous deux sont descendus. S’il y a un contexte à évoquer ici, ce n’est donc pas un référent extérieur, mais celui de l’auberge, lieu emblématique du roman « picaresque », au sens large, théâtre de rencontres inattendues, où se croisent volontiers les fils narratifs. Justement, la remarque du Maître sur les épinards vient en conclusion d’une scène comique pleine de virtuosité. Dans l’auberge, le dîner a tardé : « Le maître de Jacques […] s’était déshabillé seul, […] se mourait de faim […] et […] s’impatientait de n’être pas servi. » (3). Ce retard est venu d’une altercation au rez-de-chaussée : deux autres voyageurs avaient brutalisé « Nicole », qu’on croit être la petite fille de l’Hôtesse, jusqu’à ce que l’on comprenne que c’est seulement sa chienne… Le quiproquo se dissipe dans les rires, on félicite l’Hôtesse pour le repas, mais le Maître ne peut s’empêcher de terminer par cette pique sur les épinards. Déchu un moment de sa dignité aristocratique (il a dû attendre et se déshabiller seul) mais reprenant sa superbe, il tire cette petite vengeance triviale de l’Hôtesse. Mais en fait, par une telle mesquinerie, il se rabaisse au niveau même où il s’était cru ravalé, celui du commun des mortels. Cette dialectique ironique relève du vacillement général des positions sociales qu’on peut constater dans ce roman qui secoue les conventions du roman : le Maître en est l’exemple même, personnage creux qui n’existe guère que par sa position d’aristocrate, alors même que le récit le fait évoluer dans un univers romanesque où il ne peut exercer sa supériorité.