Micrologies

Molière : ponctuation


La Main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur : c’est le titre très explicite qu’a donné Roger Chartier à un recueil d’essais où il étudie la matérialité des textes à l’époque moderne (du XVIe au XVIIIe siècle) ; il y montre comment le processus de l’édition, dans sa complexité, contribue, non moins que l’auteur, à l’élaboration du sens, y compris pour des auteurs aussi iconiques que Cervantès ou Shakespeare (1).

C’est ainsi qu’il consacre un chapitre à l’usage de la ponctuation dans les éditions anciennes (2) ; il se demande qui en est responsable : est-ce l’auteur qui la fixe ou bien le typographe qui impose ses usages ? R. Chartier illustre cette difficulté par deux citations du Dictionnaire de Furetière  (1690) : d’un côté : « Ce Correcteur d’Imprimerie entend fort bien la ponctuation » ; mais de l’autre : « L’exactitude de cet Autheur va jusques là qu’il prend soin des points et des virgules », ce qui montre bien que telle n’était pas la règle.

Le cas de Molière lui semble exemplaire : Il serait risqué d’attribuer au dramaturge la responsabilité de la ponctuation de ses textes, laquelle varie, pour une même œuvre, d’une feuille d’imprimerie à l’autre selon les différents compositeurs qui sont intervenus. Néanmoins on peut observer des variations significatives entre les premières éditions des pièces et les suivantes. Molière, rappelle R. Chartier, a été longtemps réticent à faire imprimer ses pièces, parce que, pour lui, l’efficacité du théâtre était avant tout dans la représentation, non dans la lecture. Ne peut-on en conclure que dans les premières éditions, parues du vivant de l’auteur, la ponctuation cherchait à restituer quelque chose de l’oralité ?

C’est indubitablement ce que montre, selon lui, l’étude comparée des éditions successives : dans les premières, les ponctuations sont toujours plus nombreuses, et elles ont une influence sur le sens. Par exemple Tartuffe était dépeint « Gros, et gras, le teint frais, et la bouche vermeille », avant que ne disparaisse la première virgule, qui était une marque nette d’oralité ; il en va de même pour les deux derniers vers de la pièce, qui aujourd’hui ne comportent plus aucune virgule :

« Et par un doux hymen, couronner en Valère,
La flame d’un Amant généreux, et sincère. »

« Le dernier mot de la pièce, « sincère », est ainsi clairement désigné comme l’antonyme de celui qui figure au titre, Le Tartuffe, ou l’Imposteur. »  La ponctuation aide donc à dire le texte, à ménager des pauses. « Quel que soit le responsable de cette ponctuation (Molière, un copiste, un correcteur, les compositeurs), elle indique une forte relation avec l’oralité, celle de la représentation du théâtre ou celle de la lecture de la pièce à voix haute. »

Il est intéressant de pouvoir ainsi, par-delà les normalisations postérieures du texte imprimé, remonter à quelque chose de la diction et même du jeu des acteurs de Molière : « Ainsi, dans la scène des portraits du Misanthrope [où Célimène raille férocement la société mondaine], l’édition de 1667 contient six virgules de plus que les éditions modernes, ce qui permet à Célimène de détacher les mots, de prendre des temps, de multiplier les mimiques. »

1. Paris, 2015.
2. Op. cit., p. 217-237.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par Ionos.