Micrologies

Barrières de Paris


Bien avant Jacques Réda ou André Hardellet, Victor Hugo fut un arpenteur des confins de Paris. Dans un chapitre autobiographique des Misérables (III, 1, 5), il confie : « Celui qui écrit ces lignes a été longtemps rôdeur de barrières à Paris, et c’est pour lui une source de souvenirs profonds. » Si ce roman explore volontiers les tréfonds de la capitale, jusqu’à insérer fictivement dans le tissu urbain des rues et un quartier nouveau comme celui du Petit-Picpus où il place le couvent de Cosette, Hugo n’ignore pas non plus les zones indécises qui sont à la fois ville et campagne : ouvenirs de jeunesse sans doute, quand il rejoignait Adèle en villégiature à Gentilly où quand il fréquentait le cabaret de la Mère Saguet au-delà de la barrière Montparnasse (1).

Dans la troisième partie des Misérables, le premier livre s’intitule : « Paris étudié dans son atome » : l’atome de Paris, c’est le gamin ; le gamin, c’est Gavroche, qui fait ici son entrée dans le roman. C’est l’occasion d’une digression sur la banlieue, présentée comme un des lieux préférés des enfants livrés à eux-mêmes. Pour décrire ce monde des barrières, Hugo choisit le point de vue de l’arrivant, pour qui le « périurbain » se densifie peu à peu : « Fin des arbres, commencement des toits, fin de l’herbe, commencement du pavé, fin des sillons, commencement des boutiques, fin des ornières, commencement des passions, fin du murmure divin, commencement de la rumeur humaine ; de là un intérêt extraordinaire (2). » Non pas l’appel d’air de la nature retrouvée, mais la plongée progressive dans le chaudron des passions humaines. L’évocation est magnifique :

Ce gazon ras, ces sentiers pierreux, cette craie, ces marnes, ces plâtres, ces âpres monotonies des friches et des jachères, les plants de primeurs des maraîchers aperçus tout à coup dans un fond, ce mélange du sauvage et du bourgeois, ces vastes recoins déserts où les tambours de la garnison tiennent bruyamment école et font une sorte de bégayement de la bataille, ces thébaïdes le jour, coupe-gorge la nuit, le moulin dégingandé qui tourne au vent, les roues d’extraction des carrières, les guinguettes au coin des cimetières, le charme mystérieux des grands murs sombres coupant carrément d’immenses terrains vagues inondés de soleil et pleins de papillons, tout cela [m’] attirait.

C’est là que le narrateur a pu entrevoir ces enfants :

çà et là, à l’endroit le plus abandonné, au moment le plus inattendu, derrière une haie maigre ou dans l’angle d’un mur lugubre, des enfants, groupés tumultueusement, fétides, boueux, poudreux, dépenaillés, hérissés, qui jouent à la pigoche couronnés de bleuets. Ce sont tous les petits échappés des familles pauvres. Le boulevard extérieur est leur milieu respirable ; la banlieue leur appartient. Ils y font une éternelle école buissonnière. 

L’évocation se termine par cette simple énumération en prose rythmée, où les noms de ville prennent la poésie d’une vieille chanson populaire : « Orléans, Beaugency... » : « Ivry, Gentilly, Arcueil, Belleville, Aubervilliers, Ménilmontant, Choisy-le-Roi, Billancourt, Meudon, Issy, Vanve, Sèvres, Puteaux, Neuilly, Gennevilliers, Colombes, Romainville, Chatou, Asnières, Bougival, Nanterre, Enghien, Noisy-le-Sec, Nogent, Gournay, Drancy, Gonesse, c’est là que finit l’univers. »

La puissance évocatrice de ce passage est accentuée, pour Hugo, par un double éloignement : celui du temps de sa jeunesse et celui de l’exil, qui lui font retrouver avec intensité la présence sensible d’un monde perdu...

1. Voir J.-M. Hovasse, Victor Hugo, t. 1, Paris, 2001, p. 360-363.
2. Hugo, loc. cit..



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