L’orateur latin ne fait pas partie des auteurs de prédilection de Montaigne : le jugement qu’il porte sur lui relève en premier lieu d’une réserve d’ordre éthique, conformément à la tradition : « Quant à Cicero, je suis du jugement commun, que hors la science, il n’y avoit pas beaucoup d’excellence en son ame : il estoit bon citoyen, d’une nature debonnaire, comme sont volontiers les hommes gras, et gosseurs [moqueurs], tel qu’il estoit, mais de mollesse et de vanité ambitieuse, il en avoit sans mentir beaucoup (1). » Mais c’est encore plus son écriture qui le rebute :
L’intérêt d’un tel passage est qu’il ne constitue pas tant un jugement sur Cicéron qu’une définition des propres méthodes de lecture de Montaigne : il lit pour son usage les seuls ouvrages de Cicéron qui peuvent servir à son propre dessein, c’est-à dire la philosophie morale (et non les traités oratoires, les discours ou la correspondance). Il est rebuté par l’arrangement rhétorique du propos, qui nuit à la vivacité et à la pertinence des arguments. Il ne s’intéresse pas à la continuité du discours (il ne lit pas très longtemps), mais recherche le « vif » et la « moelle », le « suc » et la « substance », c’est-à-dire les éléments qui peuvent d’emblée nourrir sa propre écriture. Car Montaigne lit pour écrire : il s’approprie pensées et citations relevées chez autrui en les intégrant dans son propre discours comme des matériaux constitutifs de sa propre réflexion. Ainsi tout discours qui, comme celui de Cicéron, fait retour sur lui-même, à force de « préfaces, définitions, partitions, étymologies », ou encore « subtilités grammairiennes », « ingénieuse contexture de paroles » présente pour lui un double obstacle : il enveloppe la pensée dans des cocons qui la dissimulent ; il ne se prête pas à une appropriation immédiate sous la forme de la citation.