Micrologies

Frontière


Cheminant vers l’Italie à l’automne de 1580, Montaigne prend son temps : le voyage semble compter pour lui autant que la destination. Il passe par le sud de l’Allemagne et le Tyrol et entre en Italie par le col du Brenner. « Il entre en Italie » : mais qu’est-ce au juste pour lui que passer cette frontière ? On doit se fier ici au compte rendu du secrétaire (anonyme) de Montaigne, qui a rédigé cette partie du récit de voyage ; même s’il manifeste une certaine autonomie, ses notes reflètent les préoccupations, voire le style de son maître. Rien de commun dans ce texte avec nos représentations courantes du passage d’un pays à l’autre. Par exemple, pour Montaigne, les Alpes ne sont pas considérées comme une frontière naturelle, puisque le Tyrol s’étend sur leurs deux versants. La limite administrative compte peu : le passage du comté du Tyrol à la République de Venise est indiqué très succinctement ; le texte ne le signale même que rétrospectivement (1).

Ce qui frappe Montaigne, (et la lenteur des déplacements n’y est pas pour rien), c’est plutôt la transition insensible entre deux univers culturels qui s’interpénètrent. Dès Bolzano, dans la haute vallée de l’Adige, « M. de Montaigne s’ecria, « qu’il connoissoit bien qu’il commançoit à quiter l’Allemaigne » : les rues plus estroites, & point de belle place publicque. Il y restoit encore fonteines, ruisseaus, peintures & verrieres » (p.170). On « commence à quitter », et c’est dans l’univers matériel que les petites modifications se font d’abord sensibles. Cela se confirme un peu plus loin, à Trente : « Ville un peu plus grande que Aagen [Agen], non guieres plesante, & ayant dutout perdu les graces des villes d’Allemaigne : les rues la pluspart etroites & tortues. » Autre franchissement, qui ne coïncide pas tout-à-fait avec le précédent, celui de la langue : « Environ deux lieues avant que d’y arriver, nous étions entrés au langage Italien. Cete ville y est my partie en ces deus langues, & y a un quartier de ville & Eglise, qu’on nome des Allemans, & un precheur de leur langue » (p. 173). Quant à la frontière religieuse entre pays protestants et catholiques, elle est derrière les voyageurs depuis longtemps, depuis qu’ils ont quitté Augsbourg. Les unités de mesure changent elles aussi : « Nous somes asture aux milles d’Italie, desquels cinq mille reviennent à un mille d’Allemaigne ; & on conte vingt-quatre heures faict, partout, sans les mi partir » (p. 179-180). Pourtant, on est encore à Trente, ville sous juridiction autrichienne…

D’autres menus changements sont notés : les auberges sont moins propres que celles d’Allemagne, on y trouve de moins en moins des poêles de faïence ; les écrevisses disparaissent peu à peu des menus, mais on y voit apparaître des escargots, des truffes, des agrumes. La literie, matelas, couvertures et rideaux, n’est plus la même. Les courtes journées d’une ville à l’autre rendent très sensibles dans le récit ces signaux faibles mais continus. Montaigne semble rejoindre ici les réflexions récentes de Jean-Christophe Bailly, qui pointe la délimitation floue, en fait de frontières, entre le dedans et le dehors : « Ce dont je voudrais rendre compte, c’est d’une constitution non tragique de la limite, c’est d’un paysage de seuils et de transitions, ce sont de lignes devenues toutes franchissables, mais à l’intérieur desquelles l’existence, malgré un énorme brassage dissolvant, continue de se dérouler selon une inflexion singulière dont les marqueurs sont subtils et nombreux (2). » l’Europe ouverte d’aujourd’hui semble ainsi rejoindre celle de Montaigne, par-delà l’ère des nationalismes frontaliers.

1. Montaigne, Journal du voyage en Italie par la Suisse et l’Allemagne, éd. Meusnier de Querlon, 1774, p. 190 (disponible sur Wikisource).
2. J.-C. Bailly, Le Dépaysement, Paris, 2011, p. 166.



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