Cedant arma togae, concedat laura laudi. « Que les armes le cèdent à la toge, que le laurier [récompense militaire] cède la place à la louange [récompense civile]. » On a souvent raillé, du vivant même de Cicéron, ce vers d’un poème qu’il avait écrit à la gloire de son fameux consulat, lors duquel, en 63 av. J.-C., il avait démasqué la conjuration de Catilina. On a souvent réduit cette formule à l’expression de la vanité de son auteur, laquelle vanité, certes, ne peut être niée. Cependant, Cicéron n’a cessé de défendre, au-delà de son propre cas, la portée politique de cette revendication, ainsi, en 55, contre Pison, l’un de ses ennemis politiques :
Que la force de l’éloquence puisse s’imposer face à la force armée, c’est précisément ce que Cicéron a réussi à accomplir contre Catilina. Mais en formulant sa pensée au subjonctif, sous la forme d’une injonction (ou d’un souhait), il en fait aussi l’expression d’un projet politique : dans une société romaine en proie aux tensions entre généraux et aux guerres civiles répétées, il défend l’autorité d’un gouvernement civil où dominerait la figure de l’orateur, homme politique qui tient son autorité de la force d’une parole légitime.
Malgré critiques et railleries, Cicéron n’a jamais renié sa formule, jusque dans ses œuvres tardives. Ainsi, dans le De officiis de 44 av. J.C., traité de philosophie morale consacré aux devoirs sociaux, il consacre un chapitre à la vertu de grandeur d’âme (elatio et magnitudo animi), particulièrement quand elle s’applique aux hommes d’État et de guerre : il donne alors la supériorité aux premiers : Sed cum plerique arbitrentur res bellicas maiores esse quam urbanas, minuenda est haec opinio. « Mais comme la plupart des gens estiment que les entreprises militaires l’emportent sur les civiles, cette opinion doit être battue en brèche (2). » (Trad. S. Mercier.) Après maint exemple historique (Solon et Thémistocle, Lycurgue et Pausanias ou Lysandre), Cicéron introduit sa fameuse autocitation :
A la fierté maladive se mêle indissolublement une ambition pour la République. Cicéaron se justifie de sa propre vanité en avançant deux arguments : il écrit ici dans un cadre privé (le traité est fictivement écrit pour son fils : argument fallacieux) et le grand Pompée lui-même, de son vivant, avait reconnu l’importance capitale de son action. Mais surtout, il fait à nouveau de son exemple personnel l’illustration d’un principe politique plus général.
Un peu plutôt, dans le Brutus (46 av. J.-C.), il avait aussi développé le même thème : dans cette histoire de l’éloquence latine, il en vient au point où, du vivant de César, il lui faut en faire l’éloge : César est grand orateur lui aussi, mais son adversaire politique. Prudemment, il place fictivement cette partie délicate du dialogue dans la bouche de son ami Atticus. Pour celui-ci, un des principaux mérites de César sera... d’avoir reconnu en Cicéron le premier orateur qui ait développé à Rome l’abondance oratoire. Brutus, autre personnage du dialogue, renchérit sur cet éloge, avant que Cicéron n’intervienne à son tour : Plus enim certe adtulit huic populo dignitatis quisquis est ille, si modo est aliquis, qui non inlustrauit modo sed etiam genuit in hac urbe dicendi copiam, quam illi qui Ligurum castella expugnauerunt: ex quibus multi sunt, ut scitis, triumphi. « Assurément il a fait plus d’honneur à notre peuple l’homme, quel qu’il soit, s’il est vrai qu’il existe, qui non seulement a mis en lumière, mais encore a créé à Rome l’abondance oratoire, que ceux qui ont enlevé des bicoques liguriennes, bicoques dont la prise a été, comme tu sais, le prétexte de maints triomphes » (Trad. J. Martha.)
Cicéron biaise donc et cherche une victoire symbolique, au moment où il est réduit au silence politique par le pouvoir du général vainqueur. S’il tente alors de maintenir la fiction de la dignité supérieure de l’orateur, c’est en l’appuyant sur le témoignage même de César, alors qu’en fait il en est réduit à chercher les moyens de parler du dictateur sans prendre le risque de l’offenser : il joue César le lettré contre César le soldat : réduire les exploits des conquérants passés à la prise de quelques fortins italiens, c’est une façon de passer sous silence les succès présents de l’homme de guerre. Ainsi le projet politique reste sous-jacent : le contexte du Brutus, c’est bien celui où la vie publique et l’éloquence sont étouffées par la violence des guerres civiles, mais où leur dignité doit être sans cesse réaffirmée. Combat respectable que celui de Cicéron, mais vain aussi, quand on en connaît l’issue tragique : l’éloquence des Philippiques n’aura rien pu contre la brutalité d’Antoine.