Micrologies

Épaules


Au début du chant IV de l’Énéide de Virgile, Didon, qui vient d’écouter le récit des exploits d’Énée, de la bouche même du héros, se laisse aller devant sa sœur Anna à une rêverie amoureuse :

Quis nouos hic nostris successit sedibus hospes
quem sese ore ferens, quam forti pectore et armis !
(IV, 10-11.)

  Quel hôte extraordinaire est entré dans notre maison !
    Quelle prestance ! Quel courage ! Quels exploits ! (Trad. A. Bellessort.)

Telle est l’interprétation courante de ce passage, dont le caractère quelque peu abstrait semble confirmer les critiques que faisait autrefois Leopardi, poète et philologue, à propos d'Énée : dans une perspective romantique, il blâmait en effet la froideur de ce personnage.

[Certes, le héros fait preuve] de courage personnel et de bravoure guerrière, mais ces qualités nous apparaissent chez lui comme secondaires et ont peu de piquant. Et telle était bien l’intention de Virgile, qui voulait que d’autres qualités prévalussent sur celles-ci chez son héros, qualités qui nuisent plus à l’amabilité du caractère qu’elles n’y conduisent. […] Trop de vertu morale, peu de force dans la passion, trop de bon sens, trop de droiture, trop d’équilibre et de tranquillité d’esprit, trop de placidité, trop de bienveillance, trop de bonté (1).

C’est au point, ajoute Leopardi, que c’est seulement à travers le regard de Didon que l’on peut s’apercevoir qu’Énée est aimable… :

Virgile décrit divinement l’amour de Didon pour Énée : et c’est à travers cet amour, et, pour ainsi dire, à travers lui seul, que nous nous rendons compte qu’il est encore jeune et beau ; […] Virgile conçoit son héros avec un si grand sérieux que la jeunesse et la beauté nous semblent en quelque sorte déplacées et nous émerveillent […] mais ne parviennent pas réellement à nous convaincre bien qu’elles soient naturelles (2). »

C’est dans cette perspective que P. Veyne, dans sa traduction de l’Énéide, entreprend de revitaliser le personnage d’Énée en lui donnant de la chair par le truchement de Didon (il donne d’ailleurs la référence au passage de Leopardi). À la traduction courante des deux vers cités ci-dessus, il substitue audacieusement celle-ci : « Quel hôte surprenant est entré sous notre toit ! Quelle prestance sur son visage ! Quelle poitrine vigoureuse, quelles épaules ! » Il joue ainsi sur le double sens possible de pectus, qui peut s’employer aussi bien au sens propre (« poitrine ») qu’au sens figuré (« cœur », « courage »), et sur l’ambiguïté de l’ablatif armis, qui peut provenir aussi bien du neutre arma, orum, « les armes », que du masculin armus, i, « l’épaule ». Veyne justifie ainsi son choix : « Nous sommes dans la sphère de la beauté grecque, de la nudité sculpturale. […] Cette large poitrine révèle l’homme courageux, le héros : Didon, cette meneuse d’hommes, sait reconnaître les bons combattants à leur physique (3). » On peut douter un peu de cette justification psychologisante, mais la démarche est dans le droit fil des observations du poète italien : c’est le regard de Didon qui nous révèle le corps d’Énée.

1. G. Leopardi, Zibaldone, trad. B. Schefer, Paris, [2003], 2019, p. 3608.
2. Ibid., p. 3608-3609.
3. Note à Virgile, Énéide, loc. cit.



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