Au début du chant IV de l’Énéide de Virgile, Didon, qui vient d’écouter le récit des exploits d’Énée, de la bouche même du héros, se laisse aller devant sa sœur Anna à une rêverie amoureuse :
Telle est l’interprétation courante de ce passage, dont le caractère quelque peu abstrait semble confirmer les critiques que faisait autrefois Leopardi, poète et philologue, à propos d'Énée : dans une perspective romantique, il blâmait en effet la froideur de ce personnage.
C’est au point, ajoute Leopardi, que c’est seulement à travers le regard de Didon que l’on peut s’apercevoir qu’Énée est aimable… :
C’est dans cette perspective que P. Veyne, dans sa traduction de l’Énéide, entreprend de revitaliser le personnage d’Énée en lui donnant de la chair par le truchement de Didon (il donne d’ailleurs la référence au passage de Leopardi). À la traduction courante des deux vers cités ci-dessus, il substitue audacieusement celle-ci : « Quel hôte surprenant est entré sous notre toit ! Quelle prestance sur son visage ! Quelle poitrine vigoureuse, quelles épaules ! » Il joue ainsi sur le double sens possible de pectus, qui peut s’employer aussi bien au sens propre (« poitrine ») qu’au sens figuré (« cœur », « courage »), et sur l’ambiguïté de l’ablatif armis, qui peut provenir aussi bien du neutre arma, orum, « les armes », que du masculin armus, i, « l’épaule ». Veyne justifie ainsi son choix : « Nous sommes dans la sphère de la beauté grecque, de la nudité sculpturale. […] Cette large poitrine révèle l’homme courageux, le héros : Didon, cette meneuse d’hommes, sait reconnaître les bons combattants à leur physique (3). » On peut douter un peu de cette justification psychologisante, mais la démarche est dans le droit fil des observations du poète italien : c’est le regard de Didon qui nous révèle le corps d’Énée.