Micrologies

Jaccottet et Ponge


Une des œuvres qui travaillent secrètement la poésie de Jaccottet, c’est celle de Ponge, auquel le rattache une même « rage de l’expression ». Ainsi, par exemple, le chantier du texte en prose « Travaux au lieu dit l’Étang » (1) relève du même effort, des mêmes tâtonnements, de la même écriture fragmentaire, du même souci de rigueur que La Fabrique du pré de Ponge : « Et me voilà tâtonnant à nouveau, trébuchant, accueillant les images pour les écarter ensuite, cherchant à dépouiller le signe de tout ce qui ne lui serait pas rigoureusement intérieur ; mais craignant aussi qu’une fois dépouillé de la sorte, il ne se retranche que mieux dans son secret (2). »

« Le Pré de mai », c’est d’ailleurs le titre d’une autre prose du même recueil, où Jaccottet tente de rendre compte, par des images successives, de l’impression que lui a laissée un champ de coquelicots : « Ce n’est pas du feu, encore moins du sang. C’est bien trop gai, trop léger pour cela. / Ne dirait-on pas autant de petits drapeaux à peine attachés à leur hampe, de cocardes que peu de vent suffirait à faire envoler ? » Mais la différence avec Ponge est que Jaccottet, aussitôt, se rétracte : « Le pré revient. Il est tout autre encore que cela, bien plus candide, bien plus simple. Toutes ces "trouvailles" le trahissent, le dénaturent (3). »

Dans la notice qu’il consacre au recueil, J.-M. Sourdillon (4) explicite ressemblances et différences entre les deux poètes (qui se sont connus et estimés) : « Ponge offre à Jaccottet « une méthode pour sortir du poème sans quitter la poésie. Comment ? En faisant du texte en prose une sorte de caisse de résonance où se déploieraient par anticipation les harmoniques d’un poème à écrire, qui, le plus souvent, ne s’écrira d’ailleurs pas.  En montrant , comme le fait Ponge, les étapes de l’écriture de ce poème, en laissant présentes dans le texte les images écartées pour en recueillir le rayonnement et la vibration […]. » Mais les deux auteurs s’écartent sur beaucoup d’autres points : « Cependant, alors que Ponge, dans sa pratique, vise les choses pour les atteindre – il veut voir les choses et ne voit qu’elles –, Jaccottet, lui, vise les choses pour les traverser, pour voir à travers elles l’invisible que peut-être elles recèlent. » D’où l’« assurance » de Ponge face à l’« hésitation » de Jaccottet, la recherche par celui-ci d’objets spécifiques, offrant une qualité d’émotion, l’horizon philosophique différent, enfin : chez Ponge, la réponse à l’angoisse devant l’insaisissable, chez Jaccottet au contraire une manière de « faire passer […] l’illimité qui déchire ». Aussi, peut-on ajouter, trouve-t-on chez l’un une formulation qui vise le définitif, chez l’autre une formulation forcément provisoire ; chez le premier l’objet est saisi dans une forme de généralité, (Le Pain », « Le Cageot »), chez l’autre dans son unicité et dans l’instant particulier d’une expérience sensible.

1. P. Jaccottet, Paysages avec figures absentes [1970-1976], in Œuvres , Paris, Pléiade 2014, p. 482-489.
2. Ibid., p.483-484.
3. Ibid., p.492-493.
4. Ibid., p.1447-1448.



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