En 64 av. J.-C., Quintus Cicéron, le frère de l’orateur qui est alors candidat à l’élection au consulat, rédige à l’intention de celui-ci un manuel de campagne, le Commentariolum petitionis (« Petit manuel de campagne électorale ») où il lui prodigue des conseils, fait le bilan des soutiens et des moyens dont il dispose pour s’attirer de nouveaux électeurs : ce texte est aujourd’hui intégré dans le recueil des Lettres de Cicéron (C.U.F. = lettre XII). Dès le début du texte est énoncé une sorte de mantra que Cicéron devrait se répéter chaque fois qu’il descend au Forum pour faire campagne : Ciuitas quae sit cogita, quid petas, qui sis. Prope cottidie tibi hoc ad forum descendenti meditandumst : « Nouus sum, consulatum peto, Roma est » (I,2). « Réfléchis à ces trois points : de quelle cité il s’agit ; à quoi tu candidates ; quel homme tu es. Presque chaque jour en descendant au forum tu dois méditer sur ces thèmes : « je suis un homme nouveau ; je suis candidat au consulat ; il s’agit de Rome.» (Trad. F. Prost.) À la triple question, les éléments de réponse sont proposés dans l’ordre inverse.
Une telle maxime renvoie d’abord à la situation sociale et politique des deux frères, à ce que Florence Dupont appelle leur « handicap social » (1). Cicéron est un « homme nouveau » qui n’appartient pas à la caste fermée de l’aristocratie héréditaire. La seule raison qui peut lui ouvrir l’accès au consulat, alors même que la noblesse se méfie de lui, c’est que ses dons d’orateur peuvent permettre à la caste dirigeante de neutraliser le dangereux Catilina, membre lui aussi de la classe sénatoriale (2).
Mais les trois termes de la formule employée par Quintus lui servent aussi à structurer l’exposé qui va suivre : après avoir traité du statut de Cicéron comme homo novus (§ 2-12) puis de sa candidature au consulat (§ 13-53), il abordera, plus rapidement, le troisième point (§ 54-57). Qu’est-ce donc que Rome, selon lui ? quel genre de cité ?
Le premier trait relevé par Quintus, c’est la multitude et la diversité de la population. Comme l’ont montré les anthropologues, l’unité de la cité, à Rome, n’est pas première : elle résulte de l’agrégation progressive de populations très diverses, à commencer par les fugitifs mythiquement rassemblés par Romulus, jusqu’aux peuples intégrés peu à peu au fil des conquêtes romaines. Cette hétérogénéité, que reflète la répétition de l’adjectif multi, est présentée ici comme une menace pour le candidat, qui doit se garder de tous côtés. Mais la population de Rome, malgré son poids démographique, ne s’identifie pas au corps électoral. Dans le système censitaire en vigueur sous la République, ce sont les classes les plus riches, qui, en votant les premières, déterminent principalement l’issue du vote. C’est dans ce milieu que se situent les adversaires les plus redoutables du candidat. Il semble donc vraisemblable que la dénonciation des vices d’une ville corrompue (arrogance, malveillance, orgueil, procédés haineux et blessants) vise surtout cet électorat sénatorial que Cicéron doit conquérir avant tout et qui ne l’accepte qu’avec réserve, même si Quintus ne peut se permettre de le dire directement. Une seule méthode dès lors pour Cicéron : s’appuyer sur ses points forts : Excelle dicendo : « Sois le meilleur des orateurs. » XIV 55 C’est de fait ce qui lui permettra de l’emporter et de conjurer la menace de Catilina.