Micrologies

Lexiphanès


C’est un curieux ouvrage que l’opuscule de Lucien intitulé Lexiphanès : il se présente comme une satire des jargons, en l’occurrence celui des grammairiens puristes et archaïsants, dont le style précieux et toute l’éloquence se limitent à des collections de mots rares empruntés aux auteurs du passé ou bien à des néologismes créés à l’imitation des poètes anciens. Le personnage qui s’entretient avec Lycinos, porte-parole de l’auteur, porte le nom transparent de « Lexiphanès », « celui qui fait étalage de mots » (1) Les premiers mots de ce texte sont caractéristiques de l’ensemble :

ΛΥΚΙΝΟΣ. Λεξιφάνης ὁ καλὸς μετὰ βιβλίου ;
  ΛΕΞΙΦΑΝΗΣ. Νὴ Δί´, ὦ Λυκῖνε, γράμμα ἐστὶν τητινόν τι τῶν ἐμῶν κομιδῇ νεοχμόν.
  ΛΥΚΙΝΟΣ. Ἤδη γάρ τι καὶ περὶ αὐχμῶν ἡμῖν γράφεις ; (§1)

LYCINOS : Le beau Lexiphanès avec un livre ?
  LEXIPHANÈS : Oui, par Zeus, Lycinos. C’est un écrit de l’année, un des miens, encore tout chaud.
  LYCINOS. Alors tu nous écris à présent quelque chose sur les temps chauds ?

Déjà deux mots rares : l’adjectif τητινός (têtinos), « de l’année », semble être un néologisme, forgé sur l’adverbe rare τῆτες (têtes) que l’on trouve chez Aristophane. Quant à νεοχμός (neokhmos), « nouveau », « jeune », c’est un terme uniquement poétique que l’on rencontre notamment chez les Tragiques. Lycinos feint d’ailleurs de ne pas comprendre ce mot et d’avoir entendu le paronyme αὐχμός (aukhmos), « sécheresse ». La traductrice fait un sort au jeu de mots avec un autre à-peu-près, entre « tout chaud » et « temps chaud ». Cet aperçu laisse entrevoir la difficulté que pose à l’helléniste ce texte qui ne peut se passer d’un dictionnaire pointu, et encore plus aux traducteurs, qui doivent renoncer à rendre la plupart de ces archaïsmes et néologismes.

Le ridicule de Lexiphanès vient de ce qu’il ne se contente pas de collectionner les mots rares, d’accumuler les fiches érudites, mais qu’il entend les réutiliser dans la conversation quotidienne. Sa parole est donc biaisée par cette obsession qu’il a de recaser à tout prix les termes qu’il connaît ; peu importe alors le sujet dont il parle : le simple récit d’une de ses journées l’entraîne dans des fantaisies délirantes guidées par le simple choix des mots. De plus, il projette le paradigme sur le syntagme, comme on disait naguère, et fait de l’énumération le principe même de son discours.

On peut se demander si de ce texte ne vient pas en partie la séduction que Lucien a pu exercer sur Rabelais, qui en était grand lecteur : le pur plaisir des mots, des énumérations, des jeux sonores, y compris dans le domaine très gargantuesque de l’alimentation : « Beaucoup de mets divers avaient été apprêtés : pieds de porc fourchus, côtes, tripes, matrice de truie qui a mis bas, lobe de foie poêlé, tapenade, sauce piquante et autres assaisonnements épicés, compotes, feuilles de figuier farcies et douceurs » (§6). Encore la traduction ne peut-elle rendre justice aux mots rares accumulés par Lexiphanès pour leur seule saveur étrange.

S’il faut chercher un répondant réel à la satire de Lucien et à son rhéteur farfelu, on le trouverait peut-être chez un auteur de la même époque, Fronton, le maître de rhétorique de Marc-Aurèle. Dans l’enseignement qu’il dispense à son élève, il retient surtout, parmi les parties de l’éloquence, celle qui concerne l’elocutio, (le choix des mots), et montre une prédilection pour les termes archaïques qui, selon lui, contribuent à rehausser et à pimenter le discours. Quant aux savants mis en scène un peu plus tard dans les Deipnosophistes d’Athénée, eux aussi collectionnent les mots rares, mais leurs échanges érudits se limitent à l’univers ludique du banquet : ils ne débordent pas sur les conversations quotidiennes où se ridiculise Lexiphanès.

1. A.-M. Ozanam, in Lucien, Comédies humaines, Paris, 2010, p. 344 ; nous lui empruntons la traduction des citations.



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