L’expression de « servitude volontaire », qui tient de l’oxymore, est indissolublement attachée au fameux ouvrage de La Boétie, publié de façon posthume en 1574-1576. Mais cette notion est déjà apparue beaucoup plus tôt, dans le Banquet de Platon, lequel forge le terme d’éthélodouleia, qui en est l’équivalent exact ; cependant les langues européennes modernes ne permettent pas de l’exprimer par un mot unique (1).
Le terme apparaît dans le discours de l’un des convives du banquet, Pausanias, qui essaye de définir dans quelles conditions l’amour des garçons peut être admissible, d’un point de vue éthique. Il distingue deux Aphrodites (soit deux formes de l’amour), l’une céleste (Ourania), l’autre populaire (Pandémia). La seconde est la seule que connaissent les hommes de basse espèce ; elle concerne aussi bien les femmes que les hommes, s’adresse au corps et non à l’âme. La première, la seule digne de considération, concerne uniquement les jeunes garçons et leurs amants, dans une perspective qui est aussi éducative. Mais cette pratique n’est pas sans ambiguïtés, précise Pausanias ; d’ailleurs à Athènes, si elle est acceptée, c’est avec des limites. En effet, l’amour des garçons met en jeu la double liberté de l’éraste et de l’éromène : ne sont-ils pas esclaves l’un de l’autre ? C’est là que Pausanias (et Platon) mettent en place la notion de « servitude volontaire » et le terme d’éthélodouleia qui lui correspond. À l’introduction de la notion nouvelle se superpose une mise en place rhétorique qui permet de faire admettre aussi le terme correspondant, un néologisme.
La condition ordinaire des amants (des « érastes ») est en effet, dit Pausanias, de s’humilier devant les garçons qu’ils aiment (leurs « éromènes ») pour obtenir leurs bonnes grâces : ils s’abaissent alors à des comportements qui seraient condamnés dans tout autre domaine de la vie sociale :
Εἰ γὰρ ἢ χρήματα βουλόμενος παρά του λαβεῖν ἢ ἀρχὴν ἄρξαι ἤ τινα ἄλλην δύναμιν ἐθέλοι ποιεῖν οἷάπερ οἱ ἐρασταὶ πρὸς τὰ παιδικά, ἱκετείας τε καὶ ἀντιβολήσεις ἐν ταῖς δεήσεσιν ποιούμενοι, καὶ ὅρκους ὀμνύντες, καὶ κοιμήσεις ἐπὶ θύραις, καὶ ἐθέλοντες δουλείας δουλεύειν οἵας οὐδ᾽ ἂν δοῦλος οὐδείς, ἐμποδίζοιτο ἂν μὴ πράττειν οὕτω τὴν πρᾶξιν καὶ ὑπὸ φίλων καὶ ὑπὸ ἐχθρῶν(183a).
Platon utilise ici, mais séparément, les deux éléments constitutifs du mot éthélodouleia : le verbe éthélô, « vouloir bien », « consentir », utilisé deux fois, et, par trois fois, des mots de la famille de doulos, esclave. Cependant, il les met en opposition : la servitude est en soi honteuse, et pourtant les amants acceptent ce qu’on ne tolérerait dans aucune autre circonstance de la vie sociale. En fait, montrera Pausanias, ce n’est pas la situation de servitude amoureuse qui est en soi bonne ou honteuse, mais les conditions dans lesquelles elle s’exerce, et qui doivent rester honorables. Puisqu’il en va ainsi pour l’éraste, qu’en est-il du côté de l’éromène ? Dans quelles conditions peut-il céder honorablement à son éraste ?
Μία δὴ λείπεται τῷ ἡμετέρῳ νόμῳ ὁδός, εἰ μέλλει καλῶς χαριεῖσθαι ἐραστῇ παιδικά. Ἔστι γὰρ ἡμῖν νόμος, ὥσπερ ἐπὶ τοῖς ἐρασταῖς ἦν δουλεύειν ἐθέλοντας ἡντινοῦν δουλείαν παιδικοῖς μὴ κολακείαν εἶναι μηδὲ ἐπονείδιστον, οὕτω δὴ καὶ ἄλλη μία μόνη δουλεία ἑκούσιος λείπεται οὐκ ἐπονείδιστος· αὕτη δ᾽ ἐστὶν ἡ περὶ τὴν ἀρετήν (184b-c).
Pausanias fait ainsi échapper la servitude amoureuse à la réprobation sociale qui frappe toute forme d’esclavage en Grèce : elle a pour condition la recherche du « mérite » (de la « vertu » : aretê : soit une forme d’excellence). Dans ce passage, la notion n’est plus exprimée par des mots isolés,mais d’abord par des syntagmes, verbe et substantif ou nom et adjectif (que sépare dans le premier cas la traduction). Ce n’est que dans la phrase suivante que Platon va subsumer les deux éléments contradictoires sous le substantif unique d’éthélodouleia qui implique ici la réciprocité : c’est dans une relation équilibrée, où chacun tire profit du mérite de l’autre, que l’amour des garçons échappe aux reproches : Νενόμισται γὰρ δὴ ἡμῖν, ἐάν τις ἐθέλῃ τινὰ θεραπεύειν ἡγούμενος δι᾽ ἐκεῖνον ἀμείνων ἔσεσθαι ἢ κατὰ σοφίαν τινὰ ἢ κατὰ ἄλλο ὁτιοῦν μέρος ἀρετῆς, αὕτη αὖ ἡ ἐθελοδουλεία οὐκ αἰσχρὰ εἶναι οὐδὲ κολακεία (184c). C’est une opinion qui fait loi chez nous que si quelqu’un consent à en servir un autre, parce qu’il espère, grâce à lui, faire des progrès dans la sagesse ou dans toute autre partie de la vertu, cet esclavage volontaire (éthélodouleia) ne comporte non plus ni honte ni bassesse.
Termes séparés d’abord, puis syntagmes verbaux ou nominaux : le substantif créé par Platon vient enfin donner une consistance conceptuelle à l’argumentation de Pausanias. Le processus mis en œuvre dans le texte est celui de la coalescence en un substantif unique et non contradictoire de deux termes d’abord opposés. Le concept est promis à un grand avenir – dans la perspective politique que lui confère ultérieurement La Boétie.