Le personnage de Timon d’Athènes nous est surtout connu par la pièce de Shakespeare dont il est le héros éponyme. Mais ce misanthrope radical, retiré de la société humaine, cause de ses malheurs, et qui voue une haine farouche à ses semblables, a bel et bien existé, sans doute à la fin du Ve siècle av. J.-C. Raillé par des auteurs comiques, tel Aristophane, il nous est connu surtout par des textes beaucoup plus tardifs, qui construisent sa légende plus qu’ils ne nous apprennent son histoire. Plutarque, dans sa Vie d’Antoine (LXXVIII) rapporte à son sujet quelques anecdotes. De Lucien de Samosate, au IIe siècle ap. J.-C., nous possédons un opuscule intitulé Timon ou le Misanthrope.
Entièrement dialogué, ce texte a souvent été assimilé à une brève comédie (1). De fait, sa structure est bel et bien celle d’une œuvre de la comédie ancienne ou moyenne : prologue où Timon se plaint de ses revers de fortune, dialogue entre Zeus et Hermès, affrontement (agôn) entre ces deux divinités et Ploutos, le dieu de la richesse, qui accepte à la fin de restituer sa fortune à Timon, défilé de figures pittoresques (le parasite, le vil flatteur, le démagogue, etc.), dont Timon, de nouveau riche, fustige la cupidité. Comme Aristophane, Lucien recourt aussi à des figures allégoriques (outre Ploutos, il fait paraître Penia, la Pauvreté). Cependant ce texte se distingue de l’écriture théâtrale dans la mesure où il est écrit en prose et ne comporte pas de chœur.
Mais la nature de cette oeuvre est beaucoup plus complexe, tant elle mêle plusieurs univers temporels différents : on y trouve d’abord le monde des dieux, le temps immémorial de la mythologie, celui du déluge et de Deucalion, des Géants et des Titans, qui est aussi celui d’Homère. Ensuite, le temps et le lieu de la fiction inventée par Lucien sont ceux du Timon historique, à savoir l’Athènes classique du Ve siècle. C’est l’univers d’Aristophane, où le culte des dieux commence à être remis en cause : les hermès au bord des routes commencent à être négligés, les querelles philosophiques s’immiscent dans le débat religieux (Anaxagore et Périclès) : les dieux s’en plaignent. Enfin, le troisième temps est celui de Lucien, sous l’Empire romain ; les personnages médiocres et cupides raillés à la fin sont des types récurrents de son époque, que l’on retrouve dans beaucoup de ses œuvres. Ce troisième moment, celui de Lucien et de ses lecteurs, fait apparaître les deux premiers comme fictifs, en tout cas très lointains, comme un jeu littéraire. Tout le texte joue sur ce double décalage : temps mythique et temps historique sont en désaccord entre eux, mais tous deux sont rejetés dans la fable par un ancrage très postérieur dans le moment de l’écriture du texte. Ainsi, la théâtralité comique n’est ici que de convention : elle relève du temps révolu de Timon et d’Aristophane, pas de celui de l’écriture du texte.