Micrologies

Lucien et les Chrétiens


L’opuscule de Lucien intitulé Sur la mort de Pérégrinos raconte la fin d’un prêcheur illuminé, qui après avoir embrassé différentes sectes philosophiques et religieuses, finit par s’identifier à Protée, dieu des métamorphoses, et à l’oiseau phénix, et alla jusqu’à s’immoler par le feu, lors des jeux d’Olympie, dans l’espoir d’une renaissance ou d’une apothéose. Le texte se présente sous la forme d’une lettre adressée par Lucien à l’un de ses amis : il affirme avoir assisté en personne au suicide de Pérégrinos.

Ce texte a été souvent mal reçu : on reproche à l’auteur de s’être acharné avec férocité contre ce pseudo-philosophe, plus pitoyable que dangereux : texte « partial et haineux », selon J. Bompaire ; « il piétine les braises encore fumantes du cadavre », commente G. Lacaze (1). De fait, Pérégrinos est connu aussi moins défavorablement par un passage de l’auteur latin Aulu-Gelle. Cependant, l’une des raisons implicites de ces jugements très négatifs est sans doute la façon dont sont représentés les chrétiens dans le texte : en effet, avant de se présenter comme un nouveau Protée et de se précipiter dans un bûcher, Pérégrinos a appartenu un temps à la secte chrétienne. La critique semble avoir été gênée par des attaques qui semblaient viser la nouvelle religion à travers son faux prophète. Pourtant, Lucien n’est pas du tout virulent envers les chrétiens, qui suscitent plutôt sa pitié que la moquerie (2). son texte est en fait un document précieux (milieu du IIe siècle), venant d’un païen, à propos d’un culte en essor qui ne suscite pas chez lui d’hostilité particulière, mais dont il n’a manifestement qu’une connaissance imprécise.

On peut sans doute repérer un peu d’ironie quand il raconte, à propos de Pérégrinos : Ὅτεπερ καὶ τὴν θαυμαστὴν σοφίαν τῶν Χριστιανῶν ἐξέμαθεν, περὶ τὴν Παλαιστίνην τοῖς ἱερεῦσιν καὶ γραμματεῦσιν αὐτῶν ξυγγενόμενος. « C’est alors qu’il a étudié l’admirable sagesse des Chrétiens, en fréquentant leurs prêtres et leurs scribes en Palestine » (3). Que cette sagesse ne soit pas si admirable, c’est ce que montre la naïveté que prête Lucien aux sectateurs du Christ, séduits par Pérégrinos : ἐν βραχεῖ παῖδας αὐτοὺς ἀπέφηνε, προφήτης καὶ θιασάρχης καὶ ξυναγωγεὺς καὶ πάντα μόνος αὐτὸς ὤν : « en peu de temps ces enfants l’ont considéré comme un prophète, un chef de thiase, un maître de synagogue, tout cela à lui seul. » (§ 11) Prophète, chef de thiase (c’est-à-dire d’une association religieuse, terme souvent associé au culte de Dionysos), maître de synagogue : curieuse énumération syncrétique qui mêle judaïsme et paganisme, en ignorant apparemment la spécificité du christianisme. Lucien ajoute : καὶ τῶν βίβλων τὰς μὲν ἐξηγεῖτο καὶ διεσάφει, πολλὰς δὲ αὐτὸς καὶ συνέγραφεν : « Il interprétait et commentait certains de leurs livres, il en écrivait lui-même beaucoup d’autres. » C’est là cette fois l’activité d’un philosophe ou d’un sage ; il est à remarquer que Lucien désigne le christianisme non comme une religion (le terme d’ailleurs n’a pas d’équivalent en grec) mais comme une sophia, c’est-à-dire « un savoir qui correspond à une sagesse » (4).

Lucien évoque avec une certaine confusion le statut de Pérégrinos parmi les chrétiens : καὶ ὡς θεὸν αὐτὸν ἐκεῖνοι ᾐδοῦντο καὶ νομοθέτῃ ἐχρῶντο καὶ προστάτην ἐπεγράφοντο, μετὰ γοῦν ἐκεῖνον ὃν ἔτι σέβουσι, τὸν ἄνθρωπον τὸν ἐν τῇ Παλαιστίνῃ ἀνασκολοπισθέντα, ὅτι καινὴν ταύτην τελετὴν εἰσῆγεν ἐς τὸν βίον. « Ils le considéraient comme un dieu, faisaient de lui un législateur et lui donnaient le titre de « seigneur » [prostatên], juste en-dessous, bien sûr, de celui qu’ils continuent à adorer, l’homme qui a été crucifié en Palestine pour avoir introduit dans le monde ces mystères étranges. » [Le terme de « mystères » doit se comprendre en référence aux cultes païens (les mystères d’Eleusis).] Pour les Chrétiens, Pérégrinos est aussi un « nouveau Socrate » (§ 12). Mais c’est aussi lui qu’ils considèrent comme un « dieu », alors que Le Christ n’est désigné que comme « l’homme crucifié en Palestine ». Un peu plus loin est évoqué aussi « le fameux sophiste crucifié » : τὸν δὲ ἀνεσκολοπισμένον ἐκεῖνον σοφιστὴν (§13) : Lucien, comme il est normal, ne peut appréhender le christianisme qu’à travers les schèmes de la culture grecque.

Il souligne la générosité dont les Chrétiens font montre envers Pérégrinos quand il est incarcéré en Syrie ibid. et l’attribue à leur naïveté : ce sont des malheureux (κακοδαίμονες), de pauvres gens (ἰδιώταις ἀνθρώποις) que leurs croyances irrationnelles prédisposent à la crédulité, ἄνευ τινὸς ἀκριβοῦς πίστεως τὰ τοιαῦτα παραδεξάμενοι : « ils acceptent de telles doctrines sans la moindre preuve sérieuse », ce qui les met à la merci de tous les charlatans qui s’enrichissent à leurs dépens. « Preuve sérieuse » : le terme grec utilisé par Lucien (pistis) est précisément celui dont les Chrétiens se servent pour dire leur « foi ». Mais chez l’auteur grec, le mot est entièrement du côté de la rationalité : il n’est pas de meilleur indice de ce qu’il lui est impossible de comprendre le nouvel univers culturel.

1. Cités par A.-M. Ozanam, in Lucien, Portraits de philosophes, Paris, 2008, p. 273.
2. P. Vesperini, La Philosophie antique. Essai d’histoire, Paris, 2019, p. 284 sq. ; voir Lucien, Sur la mort de Pérégrinos, 11-13.
3. Lucien, loc. cit., trad. A.-M. Ozanam.
4. P. Vesperini, op. cit., p. 64.



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