Micrologies

Latinitas


Pourquoi la langue des « Romains » s’appelle-t-elle le « latin » ? C’est la question d’apparence toute simple que pose Florence Dupont (1) En fait, c’est une véritable énigme qui est ainsi soulevée. Il n’est d’autre méthode pour elle que d’étudier les usages historiquement reconnus de la langue latine, à date ancienne, à commencer par ceux des termes « latinus » et « latinitas ».

Le terme « latinus » s’appliquait à l’origine à un ensemble de peuples italiques qui constituaient le nomen latinum (la Ligue latine), dont Rome ne faisait pas partie. « Jusqu’à la seconde moitié du IVe siècle av. J.-C. les Latins sont les autres, ceux avec lesquels Rome alterne les guerres et les alliances. » Après sa victoire définitive sur les peuples latins, Rome dissout la Ligue latine et exerce sa souveraineté en accordant aux Latins le jus Latii, statut presque analogue à celui des citoyens romains, et que les Latins peuvent acquérir en venant s’installer à Rome. Ainsi, la première définition de la latinitas est juridique et définit un statut politique. « Un "Latinus" était donc un Romain incomplet, un Romain potentiel, un pré-Romain. » Ainsi, « Rome n’est donc pas rattachée à une origine latine qui lui aurait conféré son identité ethnique. »

Dans une deuxième acception, latinitas désigne « la pureté linguistique de la langue latine ». Cette langue pure n’est pas une langue originelle, mais au contraire nettoyée de ses impuretés. Elle suppose une norme établie par des grammairiens (ce qui ne se produit pas avant le IIe siècle av. J.-C.) et garantie par des auteurs tels que Térence. C’est aussi le reflet d’une classe sociale, c’est avec le grec une des langues de l’élite, une langue tardive, donc, qui n’est pas la langue du peuple des Latins.

Pour expliquer la formation et le nom de cette langue, il faut alors recourir à une troisième latinitas, celle que F. Dupont appelle « la latinitas rituelle ». 95 Qui étaient en effet les peuples latins ? Leur nombre, leurs territoires, leurs langues aussi sont variables : tous ne parlent pas un dialecte « latin ». « Peut-on dire alors que "Les Latins ne parlaient pas latin" ? » ose avec prudence F. Dupont. Reste alors une autre définition, religieuse. Ce qui unifie les peuples latins, c’est un culte commun, celui des Féries latines, célébrées chaque année sur le Mont Albain, en l’honneur de Jupiter Latiar. Ainsi, les Latins ne sont pas une ethnie, « mais une fédération de populi autour d’un culte commun ».

En 338 av. J.-C., la victoire des Romains sur la Ligue latine leur permet d’absorber ce culte, qui devient alors pleinement romain. Ce tournant est incarné dans le mythe d’Albe tel que le raconte Tite-Live : cette cité purement fictive, destinée à être intégrée à Rome, sert à symboliser sa part latine. Virgile, quant à lui, imagine dans l’Énéide le roi Latinus, et l’union des peuples troyen et latin, symbole de la « dualité constitutive de Rome ». Désormais, « Rome est une cité et une fédération de cités, elle est romaine et latine » 97. D’où l’hypothèse que « le latin pourrait bien être la langue utilisée dans les Féries latines […], la langue commune utilisée par les peuples du nomen latinum, dans les rituels communs, dans les assemblées politiques et dans les armées de la fédération », sans être cependant la langue d’aucun peuple en particulier. « Rome aurait généralisé l’usage officiel du latin […] pour souder les différentes composantes de Rome après 338 av. J.-C.. » Rome aurait promu un usage politique de la langue commune dans laquelle les Latins célébraient leurs Féries.

Cette hypothèse, présentée comme telle par F. Dupont (et résumée ici à grands traits), permettrait de rendre compte des dénominations différentes de la cité et de sa langue et d’expliquer pourquoi il n’existe pas de traces anciennes de la langue latine : le latin serait une langue d’origine cultuelle, développée artificiellement par Rome pour unifier les populations italiques peu à peu rassemblées sous sa domination. Tout l’effort des siècles suivants est de structurer cette langue et de lui conférer des capacités rhétoriques et poétiques qui lui permettent aussi de rivaliser avec le grec, grâce à l’élaboration de ce corpus de textes que F. Dupont appelle litterae latinae.

1. F. Dupont, Histoire littéraire de Rome, Paris, 2022, p. 92-98. Toutes nos citations sont empruntées à ce passage.



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