Quelle est la place de la philosophie à Rome, spécifiquement de la philosophie grecque ? C’est une des nombreuses questions que pose Pierre Vesperini dans un de ces livres stimulants, novateurs, dérangeants, parfois discutables, qui viennent de temps en temps secouer habitudes et conforts de pensée dans l’étude des cultures de l’Antiquité. Le propos de son histoire de la philosophie antique (1), est de proposer une « histoire historienne » de la philosophie, qui ne soit pas celle construite par les philosophes. Il adopte une approche pragmatique de la question : que fait-on concrètement, dans le monde grec ou à Rome, quand on fait de la « philosophie » ? Le terme recouvre en effet, d’après Vesperini, des pratiques sociales et culturelles extrêmement différentes, et encore plus différentes de notre conception moderne du « philosophe ». Le premier de ces clivages, selon lui, est celui qui oppose la Grèce à Rome, et dont l’un des emblèmes est le stoïcien Panétius (185-112 av. J.-C.) (2).
Panétius était issu d’une noble famille de Rhodes. Riche, couvert d’honneurs, il était à Athènes un membre réputé de l’école stoïcienne (du « stoïcisme moyen », selon la classification traditionnelle). À Rome (car il fait des allers-retours entre les deux villes) il est le familier de Scipion Émilien, général fameux, l’homme politique le plus influent de son temps, qu’il accompagne notamment lors d’une mission en Orient. Que cherche au juste Scipion auprès de ce philosophe ? Pour répondre à cette interrogation, Vesperini se réfère à un passage de Cicéron : celui-ci a fait de Scipion l’interlocuteur principal de son traité politique, la République, où il le met en scène dans un moment de détente, d’otium, où la vie publique s’est interrompue. Scipion, pour se détendre, donc, envisage d’étudier un point de culture : en l’occurrence, propose son ami Tubero, pourquoi pas ce deuxième soleil aperçu récemment dans le ciel ? Scipion s’écrie alors : Quam uellem Panaetium nostrum nobiscum haberemus ! qui cum cetera tum haec caelestia uel studiosissime solet quaerere. « Comme je voudrais que nous ayons avec nous notre cher Panétius ! Il fait des recherches sur toutes choses, et en particulier sur les choses du ciel, avec une ardeur extraordinaire. » (3).
Vesperini commente longuement ce passage, où Cicéron, de façon très concertée, selon lui, cherche à rendre compte de ce que pouvait être la relation entre Scipion et Panétius. Plusieurs choses l’étonnent : on ne recourt pas à Panétius, ce personnage important et respectable, pour développer un point de doctrine stoïcienne, « mais pour expliquer un problème qui relève du savoir encyclopédique : on a observé deux soleils, comment l’expliquer ? » De plus, « on n’a pas besoin de Panétius pour quelque chose de grave, de sérieux, mais pour détendre Scipion » pendant une période d’otium. « C’est qu’à Rome, le savoir détend. C’est un jeu. » Enfin, Vesperini s’étonne du rapport à la vérité que l’on peut déceler chez Scipion (et Cicéron) : le Romain ajoute en effet ceci : sed ego Tubero - nam tecum aperte quod sentio loquar - non nimis adsentior in omni isto genere nostro illi familiari, qui quae uix coniectura qualia sint possumus suspicari, sic adfirmat ut oculis ea cernere uideatur aut tractare plane manu. « Mais en ce qui me concerne, Tubero – car avec toi je peux parler sans détours – je n’approuve pas complètement sur ce point notre ami. Sur les choses dont nous pouvons à peine soupçonner et conjecturer ce qu’elles sont, il fait des affirmations comme si lui les voyait de ses yeux ou comme s’il les touchait avec la main (4). »
Panétius croit à ses propres affirmations, mais pour qui considère la philosophie comme un jeu, la question de la vérité devient secondaire. Le jeu, pour Scipion, consiste à confronter les différentes opinions des philosophes sur la question proposée à l’examen (ici, la parhélie). « Il pourra arriver que l’un des philosophes emporte la conviction du public. Mais pour un Romain, cela voudra dire qu’il a gagné et non pas que ce qu’il a dit est vrai. » C’est l’habileté dialectique qui compte. « Cette prétention à la vérité, ajoute Vesperini, était quelque chose qui amusait beaucoup les Romains. Elle leur paraissait la chose la plus absurde du monde. Et cette absurdité éclatait à leurs yeux dans le fait que les philosophes n’étaient jamais d’accord entre eux. […] Les philosophes étaient faits pour jouer les uns contre les autres. »
On peut ajouter ceci : plus tard, sous l’Empire, on retrouvera encore cette attitude ludique et sceptique, aussi bien en Grèce qu’à Rome, dans le genre des « banquets philosophiques » qui visent soit à constituer des « banques de données », des collections d’opinions différentes sur les sujets les plus variés (comme dans les Deipnosophistes d’Athénée), soit à satiriser les querelles incessantes de philosophes en désaccord (comme Lucien dans Le Banquet ou les Lapithes).