Les Adages d’Érasme forment un vaste répertoire de sentences commentées, tirées de la littérature antique, que l’érudit humaniste met à la disposition de ses contemporains. C’est une œuvre d’une telle ampleur que les entrées y sont rangées par centaines puis par milliers. Elles sont de longueur très variable, de quelques lignes à quelques dizaines de pages… Érasme accorde une place particulière au premier adage de chaque centaine, qui contient souvent des développements philosophiques plus conséquents.
Par exemple, l’adage 201 est consacré pour une bonne part à l’éducation des princes (1). Érasme part, comme à chaque fois, d’un proverbe, d’une maxime imagée, qu’il a trouvée en l’occurrence dans l’Apocoloquintose de Sénèque, texte tout récemment retrouvé et publié au moment où il rédige cet adage. On se rappelle que dans cette satire violente, Sénèque décrit l’apothéose bouffonne de l’empereur Claude, son ennemi personnel, transformé, selon lui, non pas en dieu mais en citrouille après sa mort. Claude aurait fait sienne cette maxime : Aut regem aut fatuum nasci oportet : « Il faut naître roi ou fou » (§1). Ce sont apparemment les deux conditions qui assurent une vie heureuse… Un tel parallèle, selon Érasme, ne s’explique que parce que beaucoup de rois sont également fous, et la cause en est souvent la mauvaise éducation qu’ils ont reçue. Un peu plus loin, il mentionne d’ailleurs parmi les victimes de l’arbitraire de Claude un certain Crassus : Crassum uero tam fatuum, ut etiam regnare posset : « Crassus, si fou qu’il aurait pu régner » (§11).
De la formule de Claude, Érasme retient donc surtout la proximité entre le roi et le fou, en négligeant la disjonction aut… aut… : « ou bien… ou bien... » : Claude n’était-il pas les deux à la fois ? Mais il laisse ainsi de côté la mention, chez Sénèque d’une condition innée du roi ou du fou : c’est qu’il entend tirer ensuite de l’adage un véritable traité sur l’éducation des princes, où il soutient qu’à défaut d’être véritablement un roi (c’est-à-dire un prince sage parce qu’il a été éduqué en ce sens), le monarque est forcément fou (déréglé).
Mais ces considérations n’épuisent pas, pour Érasme, l’intérêt de la citation. C’est pour lui l’occasion de critiquer aussi l’image faussée et nuisible que donnent des rois les auteurs anciens, Homère au premier chef, qui en fait des personnages ineptes :
C’est ainsi qu’Érasme déploie autour de cette brève citation tout l’appareil savant qui permet à la fois d’en expliciter le sens et d’en développer à l’intention du lecteur humaniste toutes les implications érudites, pédagogiques, éthiques ou politiques. Il met à sa portée toute la culture antique, comme un savoir éminemment vivant, dans une langue vive et spirituelle.