Micrologies

Andromaque : la structure


L’Andromaque d’Euripide semble être une bonne illustration de ce que Pierre Judet de La Combe appelle « la discontinuité du temps scénique » dans la tragédie grecque :

Le temps scénique, dans la suite de scènes bien découpées, clairement séparées les unes des autres par des chants de chœur […], est la succession de ces moments différents où se constituent, dans leurs contradictions et leur instabilité internes, des personnages. Leur épaisseur n’est pas celle d’un caractère ou d’un rôle […]. Ils n’ont au départ aucune consistance. Ce sont des figures de légende, des citations de traditions anciennes (1).

Ainsi la pièce d’Euripide combine-t-elle différentes traditions mythiques, autour des personnages de Pyrrhus, d’Andromaque et d’Hermione. Mais ce qui vaut pour les personnages se retrouve au niveau de la structure de la tragédie : dans Andromaque, Euripide pousse à la limite les discontinuités dramatiques : se succèdent ainsi une déploration d’Andromaque sur son sort de captive, un affrontement (agôn) entre Andromaque et Hermione, rivales auprès de Pyrrhus, un second agôn entre Andromaque et Ménélas, père d’Hermione, qui entend mettre à mort la Troyenne et son fils ; puis un troisième, entre Ménélas et Pélée, grand-père de Pyrrhus, qui vient au secours d’Andromaque. Une seconde action commence alors, centrée autour d’Hermione : après un monologue désespéré (elle doit renoncer à Pyrrhus) elle se réconcilie avec Oreste ; viennent ensuite le récit fait à Pélée de la mort de Pyrrhus, fomentée par Oreste à Delphes, loin du lieu scénique, et l’intervention de Thétis en « dea ex machina ». Pyrrhus n’apparaît jamais sur la scène.

Si l’on observe la répartition des rôles entre les trois acteurs, on constate que le protagoniste devait jouer plusieurs rôles : Andromaque, Oreste, sans doute Thétis ; le deuxième acteur, Hermione et Pélée ; le troisième, tous les autres personnages, dont Ménélas. Il faut y ajouter le fils d’Andromaque, petit rôle parlé et chanté, qui vient s’ajouter aux trois acteurs principaux. Cet éclatement rend impossible certaines confrontations et affecte la cohésion dramatique de l’ensemble. Le personnage éponyme, Andromaque, disparaît d’ailleurs au vers 765 : on est à peine aux deux tiers de la pièce. Andromaque est une pièce à 10 personnages (on en compte de 2 à 7 chez Eschyle, de 5 à 8 chez Sophocle, de 7 à 11 chez Euripide). Cela réduit d’autant la présence scénique de chacun et ramène la pièce à une suite de « morceaux » indépendants. Cette structure éclatée juxtapose les solitudes de personnages qui se « rencontrent » peu. Ainsi s’installe une « poétique de la rupture […] avec le mouvement chaotique des intrigues à rebondissements, la juxtaposition absurde de séquences formellement hétérogènes et la psychologie éclatée des héros (2). » On y voit souvent le signe de « la modernité d’Euripide » (J. de Romilly).

1. P. Judet de La Combe, Les tragédies grecques sont-elles tragiques ? Montrouge, 2010, p. 318 sq.
2. S. Saïd, M. Trédé, A. Le Boulluec, Histoire de la littérature grecque, Paris, 1997, p. 163.



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