Micrologies

Le Veilleur


Le Prologue de l’Agamemnon d’Eschyle est un des morceaux dramatiques les plus célèbres de la tragédie grecque. Perché sur le toit du palais d’Argos, le Veilleur nocturne épie le signal qui apprendra enfin aux Grecs la prise de Troie : une flamme transmise de guette en guette depuis la lointaine Ilion. Au milieu de la nuit brille la lueur désirée depuis tant d’années : le Veilleur exulte, avide de transmettre aussitôt la nouvelle à la reine Clytemnestre.

Dans leur essai sur le statut de la parole poétique en Grèce, Donatien Grau et Pietro Pucci s’arrêtent particulièrement sur un vers de cette tirade, qui leur semble caractériser la nouveauté que représente l’écriture dramatique d’Eschyle (1) : « le théâtre n’est pas qu’une fiction, il est aussi la dramatisation d’une fiction et la coexistence de deux ordres, de fictionnalité et de discursivité ».

Le Veilleur s’écrie en effet :  αὐτός τʹἔγωγε φροίμιον χορεύσομαι (v. 31). « Et c’est moi qui le premier en dansant vais ouvrir la fête. » (trad. P. Mazon) Deux mots dans ce vers peuvent s’interpréter de deux façons différentes, à commencer par φροίμιον (phroimion) : si ce terme est adverbial, le vers voudra dire « je danserai en premier » : c’est le sens adopté par Mazon. C’est alors « une considération narrative ». Mais si le terme est considéré comme un substantif en fonction de COD, il prend le sens de «  proème », « prologue » ; le vers signifiera : « je danserai le proème », ce qui implique, précisent les auteurs, que le théâtre est conçu ici comme chorégraphie. Ainsi, « une figure sur scène indique exactement sa place sur scène : le veilleur, en effet, énonce le prologue de la pièce. Le personnage énonce le moment de la pièce, précise le statut de la parole,en même temps qu’il s’inscrit dans le récit dramatique. » D’ailleurs, les deux interprétations du vers ne sont pas contradictoires.

Il en va de même pour le verbe χορεύσομαι (khoreusomai) qui renvoie à la fois à la danse et à la fête annoncées dans la fiction, « mais aussi en lien avec le monde du théâtre, avec le fait que le chœur (khoros) intervient directement après ». « Là aussi, les références sont mêlées car il s’agit à la fois de la dramaturgie et de la narration. Le théâtre est le lieu de la fête et de la danse annoncées sur scène. » Cette « connotation spéculaire » est d’autant plus forte que les auteurs soulignent, après J. de Romilly, le rapprochement de de texte avec un passage de l’Odyssée où figure un semblable veilleur. « Eschyle joue avec la tradition : dans l’Odyssée, il a été posté par Égisthe, afin de pouvoir préparer immédiatement l’assassinat du roi ; dans Agamemnon, il n’en est pas conscient. »

Telle est la complexité de l’énonciation théâtrale chez Eschyle : « L’ouverture de la pièce et de la trilogie évoque certes les complots qui se sont fait jour en l’absence d’Agamemnon et la tragédie qui se prépare avec son retour ; mais il évoque également les conditions de parole. Dès le début du chef-d’œuvre conservé d’Eschyle, l’imbrication entre poésie et action est totale. » On ajouterait volontiers que cette « imbrication » des niveaux de parole est spécifique de toute écriture théâtrale, favorisée par la coïncidence des paroles du personnage dans la fiction et de l’acteur sur le théâtre : elle relève de la métalepse, au sens que donne à ce terme G. Genette. En ce sens, Eschyle inaugure toute une tradition du théâtre européen.

1. D. Grau et P. Pucci, La Parole au miroir, Paris, 2022, p. 131-132.



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