Au chant Ier de l’Odyssée, dûment briefé par Athéna qui a pris l’apparence d’un humain,Télémaque tente de reprendre en main sa maisonnée avant de partir à la recherche d’Ulysse ; il s’adresse assez rudement à sa mère Pénélope :
Dans leur ouvrage consacré au statut de la parole poétique dans la Grèce archaïque et classique (1), Donatien Grau et Pietro Pucci s’arrêtent sur ce passage. Ils rappellent que ces quatre vers sont une citation quasi-littérale de l’Iliade (VI, 490-493), où ils sont adressés par Hector à son épouse Andromaque, qui l’a devancé aux portes de la ville et qu’il renvoie sèchement à la maison :
La citation, selon Grau et Pucci, comporte indéniablement un effet humoristique : en faisant reprendre par Télémaque le mâle discours d’Hector, « l’Odyssée s’amuse peut-être à exagérer le ton de maître qu’il adopte », en produisant « un déplacement amusé de paroles et de ton » grâce au remplacement de la « guerre » par la « parole ». Télémaque en effet, ne part pas au combat, mais s’apprête simplement à prendre la parole devant les prétendants. C’est d'ailleurs une pratique poétique fréquente dans l’Odyssée : « En décalant situations, personnages et tons, l’allusion parodique ou sérieuse se donne pour tâche de produire du sens à partir d’une réélaboration d’autres textes, elle demande aux auditeurs et lecteurs de savourer cette appropriation comme un acte créatif. C’est une façon de créer un nouveau plaisir du texte. »
Mais il y a plus : quand Télémaque conseille à sa mère de retourner à son métier à tisser, on ne peut que penser « à son habileté à "tisser" des tours et des tromperies, justement par le tissage ». Alors qu'Hector, dans l’Iliade, rejette les conseils improbables d’Andromaque pour la guerre, Télémaque, lui, « envoie sa mère continuer ses subtiles tromperies – la toile de Pénélope – par lesquelles elle aide Télémaque à repousser l’agression des prétendants. La déformation du texte iliadique est tellement irrespectueuse et moqueuse qu’elle en suspend la gravité. […] La parole poétique […] nous montre comment le texte de l’Odyssée se compose en tant que recomposition et déformation polémique de l’Iliade. »